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Geobunnik

Le blog d'un enseignant qui prépare au CAPES et au CRPE en géographie à l'ESPE de Corse à Ajaccio et Corte.

La France des marges : tentative de définition du sujet

Publié le 20 Août 2016 par geobunnik in La France des marges

"La France des marges". Voici une expression qui peut vous paraître soit très simple, soit très complexe. Je vais essayer de déconstruire le terme dans cette définition pour bien commencer vos recherches en attendant que les manuels sur la question paraissent en librairie. Afficher l'image d'origine

Le terme de marge paraît simple mais il est porteur de complexité, tant dans les pratiques que dans les représentations. Ce sujet est au cœur de logiques propres à la géographie sociale, mais aussi à la géopolitique dans lesquels on intègre forcément aussi des éléments de géographie physique ou de géographie culturelle et de géographie économique. Il pose la question centrale des inégalités socio-spatiales dans notre pays.

La géographie sociale s'est développée en France à partir des travaux de Renée Rochefort qui définit la géographie sociale comme « l’étude de la fonction sociale de l’espace et de la condition spatiale de l’homme, envisagées dans une triple direction, les espaces sociaux, la stratégie spatiale des groupes et sous-groupes sociaux, la structuration sociale de l’espace ». En 1999, Robert HÉRIN la définit plutôt comme « la discipline des sciences sociales qui contribue à la connaissance, à la compréhension des sociétés actuelles et passées par l’étude des espaces qu’elles produisent, utilisent, pratiquent, tentent d’aménager et de gérer en fonction de leurs besoins, de leurs projets, de leurs idées, voire de leurs rêves et de leurs utopies ». On le voit, l'objet d'étude de la géographie sociale est de comprendre comment les sociétés créent et produisent de l'espace, mais aussi comment cet espace influence les sociétés (il faut penser les logiques spatiales aussi sous l'angle des interactions).

Si dans les premières années de cette branche de la géographie, la géographie sociale était minoritaire, elle est devenue quasi exclusive aujourd'hui, entraînant un changement de lecture de la part des géographes se réclamant de la géographie sociale. Aujourd'hui, les tenants de ce courant proposent de porter un regard critique sur la société, voulant ancrer ce courant dans celui de la géographie critique (ou radicale) et voulant faire de leurs études des outils pour améliorer le fonctionnement de la société.

 

(lire Penser et faire la géographie sociale dirigé par Raymonde SÉCHET et Vincent VESCHAMBRE, aux PUR en 2006, notamment dans la première partie, Les postures de la géographie sociale : vers une théorie critique et une épistémologie de l’implication, l'article de Julien ALDHUY, Modes de connaissances, intérêts de connaître et géographie sociale, pages 31-46)

 

Les marges sont elles des territoires exclues de l'ensemble national ou sont-elles des espaces enclavés, isolés (des isolats) qui échappent au contrat social et aux logiques territoriales de l’État ?

 

 

1- Définir la marge, définir les marges.

 

a) Un mot courant et simple.

 

Étymologie : un mot qui a la même origine que marque et que marche, que l'on retrouve en provençal, en catalan, en espagnol en italien, mais aussi en langue germanique (Mark, au sens de frontière). Cela ne nous apporte rien de bien précis à part cette idée de (dé-)marque ou de prise de différence de hauteur (marche). L'étymologie du mot permet de comprendre que ce mot a une longue histoire, qu'il est un construit et que son sens a évolué pour devenir ce qu'il est aujourd'hui, ce que nous voyons ci-dessous.

 

Du côté des dictionnaires :

  • Sens originel, issu de la typographie : désigne un espace vierge laissé entre le pourtour de ce qui est imprimé (texte, gravure) ou d'une page manuscrite.

  • Extension du sens dans le vocabulaire courant :

    • un espace situé sur le pourtour externe immédiat de quelque chose (Synonyme de lisière),

    • l'extension de quelque chose au delà des limites normalement nécessaires, requises ou prévues

    • ou encore, à l'écart de quelque chose (Se mettre, rester, se trouver en marge).

  • en géologie, on parle de la marge continentale pour désigner la partie immergée de la bordure d'un continent faisant le raccord avec les fonds océaniques

  • en anatomie, la marge est une bordure externe de certains organes ou de certains orifices anatomiques (marge buccale).

  • Des expressions :

    • À la marge de = Espace dans lequel peut s'exercer quelque chose. Marge de sécurité, de tolérance, d'erreur

    • Avoir, donner, laisser de la marge. Avoir, donner, laisser une certaine latitude

Les dictionnaires nous ouvrent à la compréhension plus large du mot : au delà de l'idée de différence (à côté de / sous ou dessus, issus de l’étymologie), les définitions données par les dictionnaires posent les idées d'espace vide/vierge (donc à remplir ? La nature ayant horreur du vide selon un aphorisme d'Aristote), une proximité, un front, une zone floue.

 

On peut aussi penser aux mots proches :

  • une margelle => cela sous-entend l'idée de passage, de porte, de pas-de-porte, de lieu (ou territoire) de passage.

  • bord, lisière, bordure, ligne, cordon, bas-côté,

  • écart, intervalle, distance, jeu, séparation

 

 

b) Les marges : une réflexion géographique sur les territoires.

 

On peut voir dans ce sujet sur les marges une réflexion sur les territoires. En effet, ceux-ci sont définis comme des morceaux d'espace terrestre appropriés par les sociétés. Cette définition induit une certaine cohérence dans l'appropriation, notamment politique (on parle d'un territoire national, régional, … sur lequel s'exerce de manière égale une autorité).

Or, comme le souligne Roger BRUNET (Les mots de la géographie, 1992), un territoire est issu d'une combinaison de cinq actes fondamentaux : les actes de s’approprier, d'exploiter, de communiquer, d'habiter et de gérer. Ces actes s'articulant de manière systémique. Ces systèmes territoriaux ainsi définis sont porteurs d'inégalités socio-spatiales plus ou moins marquées dans lesquelles l'exercent des forces centrifuges et centripètes, bien connues en géographie grâce aux travaux d'Alain REYNAUD sur la relation centre-périphérie (Société, espace et justice, 1981).

La relation centre-périphérie ne suffit pas à expliquer toutes les relations qui se jouent dans ces systèmes territoriaux, ni de comprendre les enjeux à toutes les échelles (les systèmes s'organisent en sous-systèmes territoriaux) ou d'en comprendre les évolutions.

Pour Brigitte PROST (Marge et dynamique territoriale, Géocarrefour, vol. 79/2, 2004, page 177), la marge s'insère dans le système territorial car elle est « un élément du système dans la mesure où elle appartient à l'un de ses composants (un type d'habitat, une forme d'occupation de l'espace, une situation dans les réseaux…) mais elle n'est pas fondamentale dans le fonctionnement du système qui peut éventuellement s'effectuer sans elle (une friche agricole décrétée suite au "gel" des terres, un hameau qui se dépeuple, un "bout du monde" n'entravent guère le fonctionnement du système). »

 

Cette relation nous pousse à penser la marge sous deux angles :

  • celui du contrat social (souvenez vous de Jean Jacques ROUSSEAU, de John LOCKE ou de Thomas HOBBES) qui se noue sur un territoire pour donner naissance à une entité politique : les marginaux redoutent ou refusent le pouvoir collectif, s'en détournent, le refusant, l'ignorant ou le défiant. La marge pose donc la question du rapport à la norme, au groupe dominant.

  • Celui de l'altérité : les marges sont des espaces ou des territoires de l'Autre où se construisent des rapports sociaux, économiques, culturels ou politiques différents. La marge pose donc aussi la question du rapport à la minorité, au groupe non plus dominant mais au groupe dominé.

 

Il faut donc comprendre les marges en référence à un système territorial de base mais aussi comme une construction sociale, avec ses logiques propres comme des logiques plus générales (des lois de l'espace, comme la loi centre-périphérie ou la polarisation, etc). Ces territoires sont aussi dynamiques et en construction et sont porteurs de représentations plus ou moins positives et plus ou moins conformes aux pratiques réelles des acteurs qui les composent.

 

 

c) La marge, une représentation qui se fait principalement de l'extérieur.

 

Comme l'écrit Brigitte PROST dans son article, il faut comprendre la marge comme un élément en dysfonctionnement du système territorial. A partir ce ce postulat, nous pouvons donc penser la marge à travers le prisme des représentations que les sociétés se font des marges, des marginaux :

  • la marge est un bord extrême, un confins (administratif ou autre) une marche, un espace de transition entre un dedans (ou un centre) et un dehors (périphérique ou étranger). Cependant, ce bord extérieur, comme l'explique Brigitte PROST n'est pas extérieur, il reste dans le système territorial … en bordure mais pas toujours sur une frontière politique. Ainsi, un camp de forains (marginal pas son mode de vie, ses activités, le regard que l'on porte sur ces personnes, son nombre aussi) peut être installé en périphérie d'une ville, mais il reste dans l'aire urbaine. Cependant, il peut se retrouver au cœur de la ville lors de fêtes foraines. Un bord extrême … mais pas externe. Le dysfonctionnement de cette marge apparaît dans le mode d'habiter de ces personnes ou dans les enjeux d'occupation du territoire (voir le conflit de la ville de Rouen autour de la foire Saint Romain sur les quais de la Seine en 2015). Cette marge rejoint en partie l'idée de frontière développée dans les travaux d'Anne-Laure Amilhat-Szary (lien)

    Cependant, on peut légitimement écrire, comme Michel FOUCAULT dans L'extension sociale de la norme (Politique Hebdo 212, mars 1976), « On est toujours à l'intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est rêve qu'on ne cesse de reconduire » … d'où la difficulté pour les universitaires et les enseignants d'écrire sur un thème qui leur est extérieur.

  • De même, la marge est aussi, comme le montrent les travaux de Violette REY à partir de ses recherches sur l'Europe centrale (devenue Europe médiane) un espace intermédiaire, un « entre-deux » (ou zwichenraum »), un sas, une arrière-cour qui se caractérise par :

    • une confrontation entre plusieurs influences externes d'organisation ;

    • une fragmentation forte associée à des relations extérieures intenses avec d'autres groupes similaires (marginaux ou non)

    • mais aussi une forte créativité.

    Il s'agit donc de comprendre les marges comme des interstices, des espaces intermédiaires qui existent aussi par eux-mêmes.

  • Pour le sociologue Hugo BAZIN (Les figures du tiers-espace : contre-espace, tiers-paysage, tiers-lieu, Filigrane n° 19, décembre 2015), la marge est un « tiers espace », c'est à dire un espace qui s'organise différemment du centre autour de trois axes :

    • c'est un contre espace au sens foucaldien de l'hétérotopie, un espace sans lieu, non cartographié, non reconnu mais existant (comme les lieux de la prostitution, du commerce des drogues, …)

    • c'est aussi un tiers paysage qui échappe à l’emprise fonctionnelle ou à une certaine rationalité économique. Il pense alors aux micro territoires urbains ou ruraux non exploités qui forment des friches le long d'une route, sur un rond-point, …

    • c'est enfin, un tiers lieu qui se forme temporairement ou non au même endroit ou non grâce aux réseaux de communication informatiques. Nuit debout peut s'inscrire dans cette marge : un regroupement temporaire mais régulier de personnes identiques ou non pour échanger. Un lieu qui existe parce que ces personnes se regroupent non pas de manière organisée mais de manière spontanée.

  • Faut-il alors associer les marges aux antimondes de Roger BRUNET compris comme des parties du monde mal connues et qui tiennent à le rester, qui se présentent à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable ? Roger BRUNET pensait aux camps de concentration soviétiques, aux espaces du « milieu », aux trous noirs de l’économie souterraine, aux défouloirs (espaces du sexe, de l’argent, du jeu et de la lutte), aux enclos réservés aux exclus et aux auto-exclus, aux sas du monde (planques et lieux de passage, camps de réfugiés, zones franches), aux porte-respect (bases militaires, îles et enclaves), aux pépinières (d’entreprises) et aux bois d’amour. On le voit, ces marges sont celles de l'exclusion, de la précarité : des territoires précaires, qui se constituent vites et peuvent être vite détruits (comme les camps de réfugiés, les camps de tentes à Paris, les planques des dealers).

  • Ces territoires qui sont marqués par un regard négatif et sont associés aux idées

    • d'enclavement (qu'il soit social ,culturel, économique ou autre : les quartiers pauvres de Roubaix par exemple, territoire privilégié du casting des émissions voyeuses de télévision sur la pauvreté ou la violence supposée des pauvres)

    • de dépendance : une représentation forte -mais déniée de toute réalité- qui marque les îles françaises, de la Corse à la Nouvelle-Calédonie en passant par tous les DROM et COM. Un regard identique sur les zones rurales.

    • De retard : idem

    • de dévitalisation : les marges sont porteuses de cette image de recul, de friche, de déclin : on pense aux friches industrielles, mais aussi aux friches rurales, militaires, ferroviaires, …

 

L'enjeu de ces marges est celui de l'exposition : les marges cherchent souvent à être invisibles, à se rendre invisibles pour subsister même au cœur des villes. Les camps de migrants, de roms, de forains, comme les cimetières, les jungles, les no man's land sont cachés par des palissades plus ou moins solides, durables ou végétales. Une invisibilité associée à la taille de ces enclaves dans le territoire urbain : les petites marges sont plus discrètes que les grands ensembles comme les camps.

La marge, les marges sont donc non pas intégrées aux centres mais elles sont intégrées dans un système plus large qui inclut aussi les périphéries. Il faut les associer au système même si ces marges se veulent anti-système. Enfin, si elles sont soumises à des représentations tenaces, il faut savoir dépasser les clichés pour mieux étudier et exposer ces espaces à des élèves ou lors d'un concours.

 

Comme vous l'avez lu, j'insiste sur le préfixe ex. Cependant, il ne faut pas oublier que les marges sont à la fois hors d'un ensemble (ex) et au cœur de cet ensemble (tiers espace, antimonde) dont elles cherchent ou pas à s'extraire... Pas si simple. On peut aussi voir que ces territoires se définissent eux-mêmes par l'opposition au modèle dominant de l’État tel qu'il existe aujourd'hui.

 

 

d) Les marges : des pratiques qui en font des territoires autonomes ?

 

Il faut aller au delà des représentations que la société se fait des marges pour comprendre comment fonctionnent ces territoires. Les marginaux, qu'ils le soient devenus volontairement (comme un artiste, un moine, un membre d'une Zone A Défendre -ZAD) ou de manière contrainte (comme un prisonnier, un Sans Domicile Fixe -SDF-, un migrant illégal) sont porteurs de pratiques individuelles et collectives qui créent la marge.

  • Comme nous l'avons déjà vu, la marge est un système autonome mais proche, en rupture et déconnecté. Ce système autonome porte en lui des processus dynamiques de ségrégation, d'isolement volontaire ou non (par le rejet des autres notamment) ou des processus d'intégration.

  • Ce sont des espaces excentriques où peuvent s'exprimer des revendications politiques différentes, alternatives. Ce sont des territoires de la créativité qui fonctionnent souvent de manière originale face au modèle social, culturel, politique ou économique dominant, allant parfois jusqu'au dysfonctionnement comme l'écrit Brigitte PROST. Cette excentricité est à lire à deux niveaux : une excentricité dans les comportements, les attitudes, le mode de vie ou de fonctionnement (comme les squats d'artistes ou les ZAD mais aussi des guérisseurs), mais aussi une excentricité au sens originel du terme : se situer hors du centre (qui reste une référence en contre-point), même si on est à proximité de celui-ci, connecté à celui-ci, voire hyper-connecté (lors d'événements culturels underground très tendance ou de festivals).

  • Christiane ROLLAND-MAY quant à elle définit un système territorial de marges comme une frange territoriale (à comprendre comme la partie non centrale d'un ensemble flou) possédant des propriétés systémiques, mais dont la fermeture relative réserve l’accès à quelques portes, maintenant le système à un état quasi insulaire, dont certaines caractéristiques fortes traduisent l’enclosure. (« Périphéries, bordures, marges territoriales : sous les mots, les concepts », Collection RITMA, Regards croisés sur les territoires de marge(s), 2001, Presses Universitaires de Strasbourg)

  • Ce sont aussi des territoires d'expérimentation liée à cette excentricité : la volonté de s'écarter du modèle central dominant pousse à la créativité artistique, politiques, sociale ou économique : la ZAD va souvent chercher à concilier ces éléments, mais on les retrouve aussi dans les îles (expérimentation politique avec des statuts variés ; expérimentation culturelle avec la volonté de créer un contre modèle à la culture française, quitte à recréer une culture locale plus ou moins idéalisée ; expérimentation sociale souvent plus limitée et expérimentation économique souvent embryonnaire, le capitalisme et le libre échange restant le modèle). Il faut donc penser la marge aussi comme un espace ou un territoire en construction, un processus créatif (mais pas entièrement selon la vision de Richard FLORIDA pour qui la créativité, notamment artistique, permet le dynamisme des métropoles et l'aménagement de nouveaux territoires. Hélas, sa créativité est limitée à celle des classes supérieures, rarement marginales)

  • Cette excentricité est marquée par un paradoxe : le volonté de créer un nouveau modèle mais en restant à la marge, en rupture avec la masse : lancer une mode mais ne pas la suivre. Il y a donc un rapport asymétrique vis-à-vis du centre.

  • Ce sont aussi pour David HARVEY des territoires en stock pour le capitalisme, des territoires laissés de côté en attendant que leur valeur ne monte ou que leur aménagement leur donne de la valeur. C'est le cas des friches qui ont été abandonnées pour des raisons variables et qui deviennent intéressante lorsque l'économie se transforme (comme la Plaine Saint Denis), mais aussi des quartiers portuaires ou ferroviaires ou militaires abandonnés dans les années 1970-1990 qui se sont transformés en programmes immobiliers (pardon, en opérations de rénovation urbaine) très rentables dans toutes les métropoles de France et dans de nombreuses villes (Confluences à Lyon ; Euralille ; Île de Nantes ; …). Ces territoires en stock sont aussi ceux des marges de l'écoumène, la haute montagne, la mer et le littoral. Des territoires isolés, inaccessibles qui sont aussi le lieu de pratiques nouvelles ou différentes, originales, notamment sportives (ski hors piste, base jump, surf, …). Enfin, ces territoires sont aussi ceux du rural profond qui est devenu ou est resté éloigné, marginal au point de vue économique, culturel, social ou politique, constituant ainsi une réserve de terres pour des nouvelles pratiques (retour à la terre, communautés, …) ou pour des pratiques anciennes, traditionnelles (mines, agriculture intensive, …).

  • Comme le montre Violette REY, ces marges fonctionnent selon deux échelles : l'échelle locale, celle de l'isolement et l'échelle plus grande du réseau. Un réseau qui ne cherche pas forcément l'intégration dans les territoires proches mais qui cherche à se connecter avec des territoires plus lointains, parfois marginaux eux-aussi, parfois intégrés (comme des pays étrangers dans le cas de migrants illégaux).

  • Ces pratiques se jouent sur des temporalités et des rythmes différents de ceux de la masse aussi : un temps considéré comme plus lent face, un temps considéré comme non aliénant, comme une richesse en opposition au monde trop rapide des villes, du centre. Cela permet d'intégrer dans cette réflexion l'idée de front pionnier : les acteurs des territoires des marges peuvent se considérer comme des pionniers … et dans le même temps les habitants de certains territoires en marge voient leur territoire bouleversé par des nouvelles pratiques sources de tensions voire de conflits. Un front issu donc des marges ou subi par les marges.

  • A ce stade de la réflexion, il faut aussi poser la question, à travers les pratiques dans les marges des traces que ces pratiques laissent : les marges produisent-elles des paysages spécifiques ? On peut être tenté de répondre par la positive et par une problématique simple, ces paysages sont parqués par l'absence d'uniformisation. Les bidonvilles, les jungle, les squat, les cabanes ou cabanons (plages, campagne), toutes les formes d'habitat précaire sont porteurs de paysages spécifiques marqués par la fragilité des constructions, l'accumulation de matériaux hétéroclites, l'absence de voirie et de réseaux fixes (eau, électricité, …), l’absence ou la discrétion de l'automobile. De même, la tendance du « do it yourself » pousse à l’hétérogénéité des paysages.

 

Ces pratiques spatiales posent deux problèmes au géographes. Le premier est celui de la localisation de ces marges. Cette localisation doit prendre en compte des éloignements métriques, des distances mesurables par les mesures classiques mais elle doit aussi prendre en compte des mesures non métriques, des distances sociales, affectives, culturelles qui créent des frontières visibles ou non dans les territoires, qui marquent des ruptures entre deux espaces. Le deuxième problème est lié au premier, c'est celui de la représentation graphique des marges. Le cartographe est habitué à la discrétisation, à la normalisation des territoires représenté : les limites sont nettes, parfois renforcées par un trait … tout cela est très complexe lorsqu'on doit représenter des marges floues, non établies, mouvantes pour des groupes non reconnus, mal identifiables. La carte ou le schéma, tout en restant utiles et nécessaires vont s'avérer être des outils incomplets et simplificateurs. Il faudra garder cela en mémoire.

 

Ces pratiques montrent bien que l'opposition entre ces marges et le tout n'est pas que liée à des représentations, elle se fait par des pratiques concrètes aux temporalités diverses (quotidiennes, irrégulières, …) et pose l'enjeu politique de l'intégration ou non de ces marges, des processus visibles par des jeux d'acteurs décrits ci-dessous.

 

 

e) Les marges : des territoires explosifs et explosés ?

 

Après avoir pensé les marges sous l'angle des représentations puis sous l'angle des pratiques,  il nous faut aborder les marges sous l'angle des acteurs. En effet, les acteurs politiques, sociaux, culturels ou économiques ne font pas que porter un regard sur ces marges. Ils agissent aussi et portent en eux des projets sur ces marges dans des logiques d'interaction plus ou moins fortes et plus ou moins contrôlées. Ces acteurs agissent dès lors sur la forme des marges, sur leur organisation, sur leur fonctionnement … tout en étant influencés par elles.

  • Des territoires en archipel : il ne faut pas penser le sujet à échelle unique. Les territoires en marge peuvent apparaître comme isolés et indépendants les uns des autres, mais cela est rare. Dans la majorité des cas, les territoires en marge sont très bien connectés entre eux et forment des réseaux en archipel. Les groupes de roms, de « gens du voyage » (horrible classification qui sent bon la France conservatrice), les sdf, les migrants illégaux, les squatteurs, les moines et moniales, les prisonniers, les îliens, etc. sont très souvent connectés entre eux créant des espaces en archipel peu visibles à l’œil nu mais perceptibles par des études approfondies sur les relations qui se créent entre les personnes de ces groupes respectifs.

  • L'importance de la connexion des marges, de leur accessibilité. C'est un des paradoxes du sujet : les marges sont isolées, en rupture, voire déconnectées des centres, mais elle sont parfois très accessibles : accessibles aux associations de santé ou caritatives, accessibles aux forces de l'ordre (plus ou moins cependant), accessibles aux personnes qui veulent soutenir certains marginaux, … Ces marges en tant qu'espaces de création (politique ou culturel) ont besoin d'être connectés aux centres : un lieu de drague pour homosexuels ou pour « relations sexuelles tarifées » est caché mais reste forcément accessible et connu des initiés ou d'un plus grand nombre, toléré des autorités.

  • Ces acteurs sont également marqués par des mobilités plus ou moins fortes. Au delà des mobilités spatiales (les marginaux ne sont pas toujours enracinés … mais ne sont pas non plus des nomades sans attaches), il faut aussi retenir les mobilités sociales qui peuvent – par la déchéance, la perte d'un emploi, d'un soutien familial ou autre - créer la marginalité et créer des lieux ou des territoires en marge.

  • On peut aussi penser les acteurs selon leur statut. Je distingue ainsi :

    • des acteurs institutionnels dont le rôle est complexe. Ils peuvent agir sur les marges selon deux processus antinomiques qui s'articulent autour de l'idée d'acceptation et de tolérance envers les territoires marginaux. D'une part les acteurs institutionnels peuvent rechercher à intégrer les marges par des politiques visant à reconnaître la marge, lui donner un statut particulier de marge, de l'aider financièrement à exister en tant que marge ou à vouloir l'intégrer dans un ensemble plus vaste (marges rurales ou îliennes principalement par des politiques d’aménagement mais aussi marges urbaines par la 'Politique de la ville'). D'autre part, ces mêmes acteurs peuvent chercher à nier les marges, à les ignorer ou à les réprimer quitte à les faire disparaître (comme les jungles de Calais ou les tentes sous les ponts de Paris). Ces deux logiques se situent souvent dans des logiques capitalistes d'intégration de territoires en friche ou en marge dans des opérations de renouvellement urbain. On peut aussi poser la question des chercheurs en sciences sociales et des aménageurs de tout genre qui étudient ces marges, les localisent, tentent d'en comprendre les logiques sociales, économiques ou spatiales et qui donnent des outils aux acteurs institutionnels et à la société toute entière (via la diffusion de leurs travaux) pour aménager, intégrer ou isoler ces territoires en marge.

    • des acteurs collectifs non institutionnels peuvent aussi intervenir et interagir dans les relations avec les marges. On peut avoir des groupes institués, comme les associations (ONG, humanitaires, …), des associations de riverains, des associations, … Ces acteurs entrent soit dans des logiques capitalistes pures, motivées par des projets de sociétés ou la défense d'un environnement particulier (des riverains s'opposent ainsi à l'installation de logements pour sdf dans le 16° arrondissement de Paris). On a alors des logiques appelées NIMBY (de l'anglais 'Not In My BackYard', pas dans mon jardin, ce que certains appellent en français PUMA : Projet Utile Mais Ailleurs) dans lesquels les groupes les mieux armés (les classes moyennes ou supérieures) peuvent agir sur les marges pour les limiter, les réduire ou les faire disparaître. Cependant, ces groupes peuvent être motivées par des logiques plus altruistes et généreuses, comme les associations qui cherchent non pas à intégrer les marges dans un ensemble plus vaste, mais à faire avec les marges en aidant les personnes qui les composent (éducation, soin, arts, …). Enfin, on peut aussi ouvrir le sujet à des enjeux politiques et géopolitiques de la formation d'un certain communautarisme par des groupes non institués sur des bases ethniques, régionales ou autres. (voir l'article de Vincent GOUËSET et Odile HOFFMANN, Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème dans la géographie française, In : Séminaire "communauté(s)". Rennes : CNRS, 2002, p. 13-21).

    • enfin, il ne faut pas oublier la présence d'acteurs individuels dans la compréhension de ce sujet sur la France des marges. Les marginaux sont parfois des groupes, parfois des personnes isolées. Ces acteurs ne suivent pas forcément des logiques de groupe : ce sont avant tout des individus qui font des choix personnels plus ou moins subis ou libres selon leur environnement social, culturel et économique (fonder une famille, avoir des enfants, déménager, construire un habitat, s'isoler ou rejoindre un groupe, …). Une des questions est de savoir jusqu'où aller dans la marginalité : les « exclus » ? les migrants illégaux ? Les clandestins ? Les handicapés ? Les malades de maladies qui effraient (sida, zika, ...) On peut aussi penser au processus de gentrification en cours dans certains quartiers des métropoles ou à celui de l'étalement urbain qui crée des poches de pauvreté, des périphéries parfois mal intégrées, avec des processus de marginalisation de quartiers isolés, pauvres ou en relégation sociale … Processus individuels qui ont des résonances collectives.

  • Nous venons de le voir, ces jeux d'acteurs (qui se jouent à différentes échelles : nationale, urbaine, du quartier, de la rue, …) peuvent-elles renforcer les ruptures inhérentes aux marges ? Dans cette logique, il faut considérer tous les acteurs et toutes les échelles : par leurs choix contraints ou subis, par des décisions politiques, les acteurs des marges peuvent s'enfermer (par des actes de défense, comme les ZAD ; par des attitudes, par des symboles) ou être enfermées (et être ainsi cachés derrière une barricade, un mur, une rivière, une rocade).

 

L'enjeu (le plus difficile de tous) est alors de relier ces marges dans un ensemble cohérent qui dépasse le seul terme de marge. Pour arriver à faire ces liaisons, il faut utiliser les outils de la géographie :

  • les paysages (toujours présents dans la géographie, même si cet outil a évolué) : quels sont les paysages des marges ?

    • Des paysages urbains (friches, bas côtés, quais, bois urbains, îles urbaines, … des territoires souvent petits, peu accessibles, cachés derrière des murs de planches, de béton ou de végétaux)

    • des paysages ruraux (le fameux rural isolé ou rural profond : des territoires éloignés des centres, peu ou pas connectés : ce sont des territoires de moyenne ou de haute montagne principalement, marqués par une agriculture pauvre, peu productive)

    • des paysages construits (marges héritées du passé industriel, du passé militaire, du passé agricole, … / territoires transformés, abandonnés, ou devenus isolés par des choix politiques = des zones rurales ou urbaines coupées des centres : certains quartiers de Clichy-sous-bois comme la Stammu II)

    • des paysages plus ou moins visibles, discrets (ceux des marginaux des villes notamment : campements, jungles, tentes de sdf, …)

    • des paysages d'îles, de la Corse au Pacifique … des territoires à la marge aussi, lorsqu'ils sont mal connectés. Toute la Corse ou toutes les îles du Pacifique, de l'Océan Indien ou de l'océan Atlantique ne sont pas des marges, mais certaines îles de Nouvelle-Calédonie, des Gambiers ou certains territoires de Mayotte entrent facilement dans cette case 'marge'.

  • Les lieux : quels sont les lieux de la marge ? Les lieux sont des points de rencontre, des espaces marqués par l'absence de distance entre des acteurs. La marge est créée par des rencontres. Cela est visible dans les jungles, les ZAD ou autres lieux en marge (comme tout autre lieu). Il faut donc s'intéresser à ces lieux des marges : comment ils se constituent, comment ils naissent ou meurent, comment ils se transforment.

  • Habiter : en lien avec le point précédent, il faut bien considérer les marges comme des territoires habités. Cet habitat est certes précaire, parfois temporaire (campement rom, camp de forains) et souvent difficile, il n'en est pas moins réel. Lorsque des personnes se regroupent en un lieu, ils interagissent avec ce lieu, transformant un terrain de football en camp temporaire ; transformant un immeuble abandonné en logement ou en résidence d'artistes) mais ils interagissent aussi avec les voisins, les autorités, les médias, … bref, avec les autres acteurs.

  • La carte permet aussi de comprendre la complexité de ces territoires et espaces en marge. La difficulté réside à jouer sur les échelles : ces territoires en marge doivent être localisables à l'échelle du monde (îles), de la France (territoires ruraux), de la ville (métropole ou non) ou du quartier.

  • De même, ces territoires sont organisés parfois en réseau : réseaux artistiques, réseaux de ZAD, réseaux de foires, réseaux de passeurs, réseaux d'abbaye, etc. Il ne faut pas imaginer la marge uniquement sous l'angle de la déconnexion : ces territoires sont certes à côté des centres, mal connectés aux centres, mais ils peuvent être très bien connectés entre eux, parallèlement à d'autres réseaux. Les technologies numériques facilitant ces connexions en réseau. On entre alors dans des logiques d'archipel. (voir plus haut)

  • Toutes ces notions se retrouvent dans celle de système : il faut avoir une lecture systémique de la France des marges (comme vu précédemment dans la définition de Christiane ROLLAND-MAY). Ainsi, comme l'écrit Sophie de RUFFRAY dans « Le Grand Est : un espace différencié, interface marginale aux portes de l’Europe », (Revue Géographique de l'Est, vol. 44 / 3-4 | 2004), « un espace de marges possède à la fois des propriétés du centre (capacité d’organisation et d’innovation) et de la périphérie (degré de dépendance notamment en ce qui concerne les activités économiques, qui se traduisent par des flux ». Selon elle, (même source), « un système territorial de marges est une interface, un dispositif destiné à assurer la connexion entre deux systèmes voisins, une zone de contact plus ou moins large, plus ou moins « poreuse », entre deux systèmes distincts. Une interface est aussi un lieu d’interaction entre deux systèmes, deux organisations ; des phénomènes originaux s’y produisent, qui concernent à la fois des échanges ou des modifications entre l’un et l’autre système ».

  • Ce sujet nous pousse aussi à réfléchir à la notion de frontière, au cœur de nombreux débats scientifiques actuels. Les marges sont liées à des frontières : certaines fois politiques, souvent économiques, sociales et culturelles. La marge n'existe que par la rupture, une rupture qui induit forcément l'idée de frontière. De même, les frontières actuelles du territoire français ne sont pas que politiques, elles sont aussi urbaines (le front urbain), économiques et sociales (les « quartiers », les « zones », les camps, …) ou encore culturelles (entre des groupes différents) Ces frontières sont des lieux et des zones de contact, de séparation, de création et/ou de conflit (sans aller jusqu'à relire La Guerre des boutons de Louis PERGAUD (1912), nous savons que l'aménagement de certains territoires en marge (Notre Dame des Landes, Sivens) crée des territoires en marge ou renforcent des processus de marginalisation, processus au cœur des logiques de frontières ou de fronts pionniers (décrits dès 1932 par Albert DEMANGEON et 1952 par Pierre MONBEIG).

 

On le voit, ce sujet est très riche, s'intégrant dans des recherches nombreuses de géographie sociale en France depuis de longues années. Il faut donc penser ce sujet de manière géographique avant tout et – pour comprendre les interrelations dans les marges, les marges entre elles et les marges avec le système dominant – montrer que ces marges sont elles aussi des constructions qui obéissent à des logiques géographiques plus ou moins complexes.

Cela étant dit, il faut exposer cette France des marges.

 

f) Encore du vocabulaire …

 

Si vous avez déjà regardé des sujets d'écrits de ces dernières années, vous avez dû remarquer que les concepteurs des sujets aiment jouer avec les mots. Il faudra donc prévoir, à un moment ou à un autre de votre préparation (pour les écrits comme pour les oraux), de préciser des termes proches en lien avec les marges :

  • la/les périphérie(s)

  • les friches

  • la/les frontière(s)

  • les bordures, les lisières, les fronts, les limites

  • les espaces de faible densité

  • la pauvreté

  • dépendre / dépendance

  • l'isolat / l'isolement

  • un ghetto

  • les espaces vides, la France du vide, la diagonale du vide

  • le rural profond

  • etc.

 

 

2- Quelle France des marges en 2016 ?

 

a) l'enjeu de la mesure des marges.

 

Au delà d'un débat intéressant sur la définition des marges, il faut aussi s'intéresser à la mesure des marges. Nous l'avons vu, cette mesure n'est pas que métrique, de l'éloignement physique mesurable en distance métrique. Cet éloignement doit prendre en compte d'autres éléments, soit économiques, soit sociaux, soit culturels, soit encore politiques.

On compte en France un grand nombre d'instituts spécialisés dans la mesure de la société :

  • l'INSEE, Institut National de la Statistique et des Études Économiques ;

  • L'Observatoire des Territoires (CGET) ;

  • L'Observatoire des inégalités ;

  • L'ONPES (Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale) ;

  • Pôle emploi, qui mesure le chômage … en fournissant de nombreux indicateurs ;

 

La difficulté de ces mesures est de pouvoir donner des données qui se veulent objectives sur

  • la précarité

  • la vulnérabilité ou la fragilité de personnes ou de territoires

  • la pauvreté (qui reste relative dans un territoire : que peut-on acheter pour 10 euros à Paris, à Roubaix, à Point-à-Pitre ou au cœur de la forêt guyanaise?). De même, on ne peut calculer la pauvreté qu'à partir des seuls revenus des personnes. Il faut aussi tenir compte d'éléments plus ou moins mesurables : le patrimoine, le réseau relationnel, la production domestique, le travail non déclaré, etc. [voir J.-M. HOURRIEZ et B. LEGRIS,, L'approche monétaire de la pauvreté: méthodologie et résultats, Économie & Statistique, n° 308-310, 1997, p. 35].

 

Il faut donc penser la marginalité dans une étude multidimensionnelle, en prenant en compte des éléments quantitatifs mais aussi des éléments qualitatifs, plus complexes à cerner. En ce sens, ce sujet est en phase avec les recherches géographiques les plus récentes qui tendent à intégrer le plus possible des éléments qualitatifs en plus du simple quantitatif.

 

Ainsi, D. VYE dans un article appelé Chômage et marginalité sociale : quelle vérité géographique ? [publié dans le Bulletin de l'Association de géographes français, 2000-3 pp. 224-237] propose quatre indicateurs pour mesurer la vulnérabilité des populations :

  • le taux de chômage (TC);

  • le taux de RMIstes (TR);

  • le taux de bas revenus (TB);

  • le revenu net imposable par foyer fiscal (RNI).

  • En combinant ces statistiques relatives à la précarité (TC) et à la pauvreté (TR, TB, RNI), l'auteur détermine un Indicateur Territorial de Marginalité Sociale (ITMS) permettant de localiser des territoires plus ou moins vulnérables :

 

Si ces critères fonctionnent relativement bien pour les territoires urbains, il faut d'autres indicateurs statistiques ou non pour mesurer les marges rurales ou îliennes :

  • Des indicateurs démographiques :

    • En premier lieu, la densité de population (quel seuil retenir ? Moins de 30 habitants par km² , moins de 10 ?) ;

    • Les migrations (et surtout le solde migratoire d'un territoire … mais une marge est-elle forcément un territoire qui se vide ?) ;

    • Le vieillissement de la population … à relativiser. SI cela est plutôt vrai dans le rural profond, ce n'est pas le cas dans certaines marges urbaines ou à Mayotte par exemple.

  • Des indicateurs de qualité de la vie et de l'habitat :

    • la qualité du logement (superficie, équipement, …)

    • les dépenses du ménage (alimentation, soins, loisirs, …)

    • l'accès à l'éducation supérieure

    • l'insécurité ou le sentiment d'insécurité (deux critères différents)

    • la présence ou non de risques majeurs, naturels ou technologiques à proximité de l'habitat

    • la précarité du logement

  • Des indicateurs de connectivité :

    • La connectivité, ou capacité à être connecté à des réseaux de communication rapide (proximité d'une entrée d'autoroute, d'un aéroport, d'une gare, …) ;

    • L'accès aux services publics ou non (poste, médecin, hôpital, administration publique, …) ;

    • La connexion à Internet en haut débit ;

  • Des indicateurs politiques :

    • comment mesurer les effets de politiques économiques ou sociales décidées à l'échelle locale ou nationale ?

  • Des paysages :

    • ceux des friches rurales, de la déprise rurale ?

    • ceux des friches urbaines ?

    • On le voit, cela sort du quantifiable …

 

Pour tout cela, on peut se référer aux travaux de la DATAR :

  • Territoires 2040 (en ligne : http://territoires2040-datar.com)

  • La France à 20 minutes ; [Jean Marc BENOIT, Philippe BENOIT et Daniel PUCCI, La France à 20 minutes (et plus). La révolution de la proximité, Belin, 2002]

  • Quelle France rurale pour 2020 ? Contribution à une nouvelle politique de développement rural durable. Rapport au Premier ministre, La Documentation française, 2003.

 

 

b) Essai de typologie des marges

 

En (bon) géographe, je propose de regrouper ces marges en plusieurs types d'espaces. En effet, si ces marges sont toutes spécifiques, elles n'en possèdent pas moins des points communs. Je base cette typologie sur trois critères :

  • d'abord le critère de l'éloignement, de l'isolement, de l'excentricité des espaces ;

  • ensuite, la dynamique ou le caractère innovant de ces territoires ;

  • enfin, le troisième critère est celui de la qualité de la relation au centre : intégration ou ségrégation ?

 

On peut ainsi trouver en France :

  • des marges urbaines :

    • les friches urbaines, territoires isolés par des barricades, par un cours d'eau ou une voie rapide. Des espaces en déprise qui ont été abandonnés il y a plus ou moins longtemps. Ces friches forment un stock territorial pour l'aménagement urbain dans de nombreuses villes. On les trouve plutôt dans les faubourgs des villes, le long des cours d'eau. Ce sont des friches industrielles, ferroviaires ou militaires. Leur valeur économique est relativement forte, sujette à la spéculation foncière. Ces territoires sont peu habités en permanence, mais peuvent l'être temporairement par des artistes (concerts, exhibitions, performances, tags, …), des sportifs (de la catégorie des « sports urbains » : rollers, vélo, grimpe, …). Ces lieux peuvent se transformer pour devenir institués aussi, via des skate parcs par exemple.

    • Les quartiers isolés, tours, barres ou même quartiers ouvriers (autre terme : les cités). Ces marges sont caractérisées par le déclassement social de ses habitants (chômage, départe en retraite, transformation de contrats de travail vers plus de précarité). La part de logements sociaux n'est pas forcément forte car les habitants ont peu accéder à la propriété mais peu d'entre eux ont encore les moyens d'entretenir les bâtiments ou les espaces communs. Ce sont des territoires plutôt isolés (peu accessibles par les transports en commun bien que proches des centres villes ou des centres commerciaux). Ces quartiers sont marqués par une certaine stagnation dans leur relation aux autres système territoriaux, voire une ségrégation mâtinée de stigmatisation malgré des programmes de rénovation (la politique de la ville, les zones franches urbaines, les zones d'éducation prioritaires, …) . Il peut s'y développer une culture propre copiée d'un modèle idéalisé nord-américain (rap, drogues, violences en bande) de la part de groupes minoritaires.

    • Certains centre-villes, comme ceux de Béziers, de Roubaix ou autres villes marquées par la décroissance d'une ou de toutes parties de leur territoire sont aussi concernés par cette marginalisation. Les anglo-saxons parlent de « shrinking cities » pour évoquer ces villes en déclin, qui voient soit tout leur territoire perdre des activités (industrielles ou administrative) et des populations, soit uniquement le centre, avec un effet « donut » bien connu aux États-Unis ou dans les villes de l'ex-RDA. Dans ces cas, le centre-ville se transforme en marge, déconnectée des nouveaux centres péri-urbains, poches de pauvreté peu dynamiques et en processus de ségrégation.

    • Les zones à risque industriel, comme les usines et leur proximité, les zones de stockage des matières dangereuses, d'hydrocarbures en particulier. Ces zones classées SEVESO sont localisées en périphérie des villes, sur des axes de transport (voie d'eau, autoroute, chemin de fer). Le recul industriel ne les fait pas disparaître. Les zones qui restent sont marquées par un processus de concentration, ce qui ne fait qu'augmenter le risque industriel. Si elles sont assez bien intégrées au système territorial global, ces marges sont, de fait, isolées par des réglementations strictes (les plans de prévention prévoient des zones non constructibles). Elles sont peu dynamiques et peu innovantes.

    • Des lieux permanents particuliers sont aussi en marge. Ce sont des points, des petits territoires clos, plus ou moins bien reliés mais marqués par la présence d'une frontière réelle (mur) ou symbolique. Il s'agit de lieux de rétention (prisons, maisons d'arrêt ou centre pénitentiaires), de lieux d'isolement volontaires (monastères ou couvents), de lieux de soin psychiatriques, de squats d'artistes, de cimetières.

    • Des lieux temporaires, informels ou non sont aussi à mentionner : des terrains de foire, des terrains vagues assez proches des centre-villes qui accueillent des fêtes foraines, des concerts ou des cirques. Ces lieux apparaissent pour quelques jours ou semaines et sont plus ou moins intégrés dans l'économie et le système territorial urbain. A côté de ces lieux de fête, il existe aussi des lieux de commerce illégal, prostitution ou deal de drogues. Des terrains marqués par le secret, la discrétion et le caractère furtif et mouvant du lieu.

    • Les camps informels sont plus difficilement localisables car ils sont plus diffus et cachés dans la majeure partie des cas (sauf exception sur les berges du canal Saint Martin en 2006). Ces structures informelles sont plus ou moins grandes quelques taudis ou tentes jusqu'à des villages comme les jungles ou les camps des gens du voyages ou des bidonvilles.

    • Des quartiers formels de harkis ou autres réfugiés qui ont fui les colonies françaises. Si on entend parler des quartiers harkis, comme la cité des Oliviers à Narbonne,la cité Monclar à Avignon, le quartier du Pigeonnier à Amiens, la cité Paloumet–Astor à Bias, le Logis d’Anne à Jouques (près d’Aix-en-Provence) [voir l'article d'Abderahmen Moumen, « Le logement des harkis : une ségrégation au long cours », Métropolitiques, 19 mars 2012; http://www.metropolitiques.eu/Le-logement-des-harkis-une.html], il ne faut pas oublier la présence de quartiers de gens du voyages, ou « aires de stationnement » prévus par la loi du 5 juillet 2000. les autorités cherchent pour les premiers à les faire disparaître progressivement depuis les années 1980, mais cherchent à renforcer les seconds en périphérie des villes, souvent sur des terrains mal viabilisés.

 

  • Des marges rurales :

    • les zones de montagne, en particulier de moyenne montagne. Ce sont des espaces en déclin, en recul économique (désindustrialisation, pauvreté, recul des services publics ou des personnels de santé). Leur éloignement semble grandir des dernières décennies en lien avec une moins bonne desserte ferroviaire ou routière. Si certains territoires arrivent à se redynamiser par le tourisme (Ariège, Ardèche, …) cela n'est pas le modèle dominant. Ces territoires essayent de se relier aux centres par des politiques publiques visant à attirer des emplois ou des activités culturelles urbaines (tourisme, télétravail, …). Ces zones peuvent aussi accueillir des sports alternatifs ou à la marge de l'écoumène (escalade, base jump, saut à l'élastique, ski hors piste, …)

    • les zones littorales isolées, c'est à dire celles qui ne sont ni touristiques ni portuaires … ce qui fait peu. Ces territoires sont en cours d'intégration dans les périphéries ou les centres. Ces zones peuvent aussi accueillir des sports extrêmes (surf, plongée, …) et des pratiques marginales qui se pratiquent sur les marges de l'écoumène.

    • Le « rural profond », terme assez flou qui désigne des territoires isolés, mal connectés et en déclin économique et démographique. Ces territoires peuvent être littoraux, montagnards ou non. On a longtemps appelé ce rural profond sous le vocable de « diagonale du vide », mais ce terme est réducteur et il est devenu faux : l'échelle de lecture n'est plus bonne car ces espaces sont disséminés un peu partout en France, loin des villes, souvent à des frontières entre départements ou régions. Peu innovants, ces territoires cherchent à se relier à des centres par des politiques publiques d'aménagement aux effets parfois inverses à ceux escomptés (investissement de la Meuse dans la LGV-est, espoirs de développement de zones logistiques près d'une autoroute, …).

    • Certaines forêts peuvent apparaître aussi comme des marges. Il s'agit de forêts éloignées des villes et peu concernées par une exploitation touristique. Ces forêts sont peu innovantes et cherchent à se relier à un centre par l'exploitation économique. Ce sont pourtant des marges car elles sont isolées et représentent des réserves de terres, voire des stocks (investissements à long terme). C'est là que peuvent se jouer des conflits d'usage de ces forêts (ZAD, conflits chasseurs/promeneurs, …)

    • Des parcs naturels régionaux ou nationaux. Les 51 parcs naturels régionaux (15 % du territoire national) ont pour but de dynamiser des territoires ruraux isolés. Ils ont été créés pour être des moteurs d'un développement rural, un contre-modèle au développement urbain, même si de nos jours la périurbanisation peut gagner certains de ces parcs. Leur capacité d'innovation est assez réduite, ils cherchent à se relier aux centres, notamment par le tourisme. Les parcs naturels nationaux sont quand à eux plus tournés vers la défense de l'environnement, avec en leur sein un cœur peu humanisé, à la limite de l'écoumène. En ce sens, ce sont plus des marges que l'on trouve dans les forêts (Guyane), les littoraux (Calanques), la haute montagne (Vanoise, Écrins). Ces marges sont aussi menacées par l'urbanisation ou l'exploitation touristique de masse. Contrairement aux parcs régionaux, les parcs nationaux cherchent à maintenir une frontière avec le monde extérieur. A ce groupe, on peut ajouter toutes les zones protégées, gérées par le Conservatoire du littoral, les réserves fauniques, les zones Natura 2000, etc.

    • Les ZAD (Zones À Défendre, acronyme détournant le terme administratif de Zone d'Aménagement Différé) qui sont à la rencontre entre urbain et rural. Ces territoires en cours ou en projet d'aménagement pour des besoins urbains (aéroport, tunnel, centre de loisir, LGV) ou rural (barrage d'irrigation) se constituent en territoire en marge lorsqu'ils accueillent des groupes qui refusent cet aménagement au nom de la défense de la nature ou d'une forme d'agriculture particulière, plutôt extensive. Ces groupes créent leur marginalité par des actions et un enfermement plus ou moins fort, recherchent l'isolement tout en communicant et en menant des actions visibles. Ils peuvent se présenter comme innovants dans leur mode de fonctionnement autonome ou alternatif (mode de vie, mode de production, mode d'action politique,...).

 

  • Des îles

    • Ce sont des territoires particuliers car ils intègrent des territoires centraux et périphériques ainsi que des marges, tout en restant en eux même des marges. On peut distinguer plusieurs cas :

    • Les petites îles du littoral européen (Atlantique ou Méditerranée), assez proches du littoral, faisant office de réserves naturelles ou de territoires isolés, spécifiques (île de Sein, Noirmoutier, Lérins). Certaines de ces îles sont très bien connectées et ne font pas partie des marges (l'île de Ré par exemple). De même, les îles urbaines (île de Nantes) sont trop connectées pour former des marges … même si elles peuvent abriter en leur sein des marges plus petites (friches notamment).

    • La Corse, qui est en marge du territoire national en partie seulement. Là encore, il faut jouer sur les échelles. Les zones urbaines et touristiques ne sont pas en marge, mais on peut considérer que l'île en général forme une marge.

    • Les îles ultra-périphériques (DROM, Départements et Régions d'Outre-Mer et COM, Collectivités d'Outre-Mer). Faut-il (comme dans la présentation dirigée par Laurent CARROUÉ et Marie-Christine DOCEUL sur le site Géoconfluences) parler d'espaces en ultra-marge ? Cela semble exagéré, mais l'aspect marginal est évident, tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle locale (dans les relations avec les îles ou territoires voisins). Ces territoires sont bien isolés et sont dans une relation ambivalente avec la métropole de rejet pour une partie de la population (indépendantiste) et d'intégration pour une autre partie d'entre-elle. Elles possèdent bien, du fait de leur histoire et de leur éloignement des dynamiques propres, tant culturelles que sociales ou économiques.

 

 

 

3- Comprendre la France des marges pour la question du Capes

 

a- Le document d'accompagnement signé du jury – 24 mars 2016 (pages 4-6)

(http://cache.media.education.gouv.fr/file/capes_externe/52/5/p2017_capes_ext_histoire_geo_556525.pdf)

 

La France des marges (nouvelle question)

Cette nouvelle question de géographie des territoires s’inscrit à la fois dans la continuité de l’intérêt pour la

géographie de la France – marqué, depuis ces dernières années, par le choix d’approches thématiques bi-ou trisannuelles – mais également d’une certaine manière en rupture par rapport aux deux questions précédentes. Lorsque « la France en villes » ou « la France : mutations des systèmes productifs » invitaient à réfléchir aux cœurs métropolitains et aux centralités économiques, à la France dans ses territoires visibles, organisés et structurants, « la France des marges » se dessine en creux par rapport à ces dernières, conduisant à décentrer le regard et à penser une France des angles morts et des interstices, moins intégrée et moins accessible, moins visible et peu connue.

 

La marge est une notion appréhendée de manière paradoxale en géographie : souvent mentionnée sur les cartes ou dans toute étude relative au fonctionnement et à l’organisation des territoires, elle reste malgré tout considérée comme une donnée secondaire voire accessoire, jouant davantage le rôle de faire-valoir des espaces centraux que véritablement mobilisée comme une donnée heuristique. Or, la marge constitue un objet géographique à part entière.

Elle s’incarne dans des territoires vécus, animés de dynamiques complexes et parfois difficiles à saisir mais qui sont néanmoins révélatrices des fonctionnements et dysfonctionnements des systèmes territoriaux dans leur globalité. Aborder la géographie de la France à travers ses marges conduit ainsi à mener une réflexion riche et féconde sur des territoires complexes et mouvants, qui permet d’éclairer de manière oblique et sensible les différentes formes de la production territoriale française. Pour autant, traiter la géographie des marges pose des questions d’ordre épistémologique et méthodologique spécifiques, la marge tendant à se dérober, par son « a-normalité », au regard et aux outils d’observation et d’analyse habituels du géographe.

Si ses contours et ses limites extérieures peuvent être appréhendés sans difficulté excessive, les méthodes d’analyse et les indicateurs de mesure restent difficiles à établir pour en apprécier finement la nature et le fonctionnement interne. La réflexion devra donc porter aussi sur les conditions d’accès aux sources, la disponibilité ou l’existence même de l’information, et à partir de là sur la validité et la scientificité des travaux.

Une réflexion sur la France des marges doit s’appuyer sur l’explicitation de cette notion dont la définition reste d’autant plus floue qu’elle est polysémique, souvent confondue avec les notions proches mais néanmoins sensiblement distinctes que sont les périphéries, les limites ou les confins. Une périphérie est plus ou moins intégrée à un centre et entretient avec ce dernier un rapport asymétrique de subordination ; une marge (du latin margo : bord) est un espace en bordure qui reste à l’écart du système territorial dominant. Quand la périphérie se définit dans le cadre d’une hiérarchisation graduelle avec le centre, la marge relève de la rupture, du fractionnement et de la discontinuité. Il conviendra donc de bien distinguer ces notions mais aussi d’en explorer les liens : les périphéries ont aussi leurs marges et, plus largement, on peut se demander à partir de quel seuil la problématique de la marginalité s’écarte de celle des « retards » et des inégalités de développement, des espaces pauvres, peu productifs, en crise, fragiles, défavorisés ou à handicaps. Renvoyant le plus souvent à des valeurs péjoratives associées à la précarité, l’isolement ou la relégation, la marge peut aussi faire figure d’espace de liberté, à l’instar de cet espace vide et blanc qui borde la partie écrite d’un texte ou comme le suggère l’expression « avoir de la marge ».

Ce n’est pas seulement l’antimonde, l’espace de l’illégalité, du conflit et de la violence, mais aussi celui de l’anticipation et de l’innovation créatrice qui la définit comme un territoire excentrique aux sens propre et figuré du terme. Elle se caractérise par ailleurs par une temporalité et une durée variables qui font d’elle un territoire fondamentalement réversible.

Cette question amène ainsi à s’intéresser aux dimensions spatio-temporelles des marges dans toute leur diversité à travers une approche multiscalaire. Il s’agira de réfléchir aux formes que celles-ci peuvent prendre aujourd’hui à l’échelle du territoire français, en interrogeant notamment la marginalité des territoires ruraux en déprise (rural profond, « diagonale du vide », arrière-pays), de certains territoires montagnards, ultra-marins, etc. Cependant, aucune catégorie d’espace, rural ou urbain, et aucun ensemble macro-régional ne peut être considéré comme globalement marginal, les marges s’inscrivant partout, dans les espaces périphériques ou centraux, urbains (friches urbaines, terrains vagues, zones urbaines sensibles, « sentiers») ou ruraux (hameaux qui se dépeuplent, vallées enclavées, poches de pauvreté et d’agriculture de subsistance). À très grande échelle, les marges peuvent prendre la forme de poches ou d’interstices, formant parfois un archipel de territoires discontinus insérés dans un système territorial structuré : une friche agricole, une ferme en ruines, un immeuble d’habitation paupérisé, une usine ou un entrepôt désaffectés, une zone contaminée ou à risques, quelques mètres carrés sous un pont ou sur une bouche de métro, etc. Il conviendra également de s’intéresser à la trajectoire des marges, voire à leur réversibilité, qui s’incarne dans des cycles de vie de durées variables. Une marge peut s’inscrire dans le temps long lorsqu’elle est liée à des cycles économiques par exemple ; pensons à cet égard à certains espaces industriels ou miniers, hier centres névralgiques de l’économie française et aujourd’hui espaces de marge sociale, ou à l’inverse à la marginalité des friches industrialo-portuaires urbaines des années 1970-1980, transformées en fronts d’eau attractifs et polarisants dans certaines grandes villes françaises. Son existence peut aussi être plus courte, ponctuelle voire éphémère : les SDF qui investissent certains espaces la nuit ou bien les camps de réfugiés qui s’installent ponctuellement dans des villes pour y former des « jungles » temporaires, produisent de fait des espaces de marge à géométrie spatio-temporelle variable.

Étudier les formes de ces territoires de marge passe aussi par l’analyse des discontinuités et limites visibles ou invisibles qui les dessinent et les séparent du territoire normé, que celui-ci soit proche ou à distance.

Un tel sujet invite aussi à réfléchir aux marges comme lieux de vie, comme des lieux habités, vécus, représentés, mythifiés ou diabolisés, refusés ou appropriés. Les habitants des marges subissent souvent les effets d’une forme de mise à l’écart de la société qui peut se traduire différemment selon que leur territoire correspond plutôt à un espace en déprise, en rupture sociale ou dans une situation d’enclavement (logistique ou numérique par exemple). C’est d’ailleurs précisément ces regards et paroles-là que certains chercheurs en sciences sociales cherchent à capter dans le cadre de travaux portant sur la marginalité et la marginalisation spatiale, dans la lignée des postmodern ou subaltern studies. Selon les cas, habiter un territoire de marge c’est y être assigné, à la suite d’un processus de ségrégation ou de relégation spatiales pour des individus qui échappent aux normes du groupe social majoritaire et qui sont dès lors stigmatisés.

Toutefois, il est possible « d’oser la marge » comme d’aucuns ont pu en d’autres circonstances « oser le désert ». Habiter un territoire de marge peut en effet relever d’un choix positif, alternatif ou libertaire, que l’on retrouve dans les formes de néo-ruralité observées aujourd’hui dans certaines campagnes du Massif Central ou dans des petites îles périphériques, ou encore dans certains quartiers en voie de gentrification urbaine. Au final, que le processus de « mise en marge » soit choisi ou subi, les habitants des marges sont les acteurs d’une production territoriale originale, voire innovante, issue de pratiques et de représentations en décalage avec celles observées dans les lieux centraux. Ils peuvent à ce titre développer des alternatives ou des dynamiques fonctionnelles ignorées des centres, voire représenter une menace pour le fonctionnement des sociétés (sous la forme d’actes de violence ou de transgression par exemple), ou bien nouer avec ces dernières des relations plus ambivalentes. À ce titre, on observera la manière dont les formes d’expression politique et militante de la marginalité s’incarnent dans le territoire.

De manière tout aussi incontournable, cette question appelle à interroger les politiques publiques qui, en la matière, jouent un rôle assez paradoxal. Car les pouvoirs publics s’attachent à corriger les déséquilibres et à réduire la marginalisation territoriale, que cela passe par certaines formes d’aménagement du territoire (actions de désenclavement maritime, routier, aérien ou ferroviaire, opérations de renouvellement urbain, loi de 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, zones de revitalisation rurale, etc.) ou par la mise en œuvre de dispositifs d’aides luttant contre la marginalisation économique ou sociale. Mais ils produisent aussi des règles et des normes qui créent la marginalité.

La marge est traversée de rapports de pouvoirs et de contre pouvoirs, dans une logique de négociation permanente entre mondes formels et informels, entre les acteurs d’ici et de là-bas. C’est finalement toute la problématique de la justice spatiale qui est posée ici et qui interroge les notions de cohésion et de cohérence du système territorial à l’heure où la tendance est à la fragmentation des tissus sociétaux et territoriaux.

La question de la France des marges est donc large et complexe, et appelle à mobiliser plusieurs champs et approches de la connaissance géographique : politique, sociale, économique, culturelle, rurale et urbaine ou encore des représentations. La France des marges est donc tout sauf un sujet marginal en géographie.

Sa connaissance apparaît comme constituant un élément de la culture professionnelle des professeurs d’histoire et géographie. De manière plus spécifique, son étude éclaire les programmes scolaires du second degré dans leur double dimension d’analyse et de compréhension du territoire national d’une part, d’apprentissage de la démarche géographique et de ses apports d’autre part.

 

 

b- Ce que l'on peut en retenir :

 

Ce document qui cadre le sujet pour le Capes nous interpelle sur les liens entre la recherche actuelle et ce sujet de concours. Il permet de rappeler plusieurs points importants :

  • Le sujet du concours reste avant tout la France. Il faut donc bien connaître ce sujet avant tout. Si vous avez oublié de lire des ouvrages de géographie sur la France, il est temps de s'y mettre avant de se lancer dans des lectures plus précises sur les marges. Pour cela, il faut se référer à des ouvrages devenus des classiques dans la préparation des concours (disponibles dans toutes les bibliothèques universitaires) :

    • Jean-Claude BOYER, Laurent CARROUE, Jacques GRAS, Anne LE FUR, Solange MONTAGNE-VILLETTE, La France des 26 régions, Armand Colin, 2009.

      Une entrée par les régions (celles d'avant la réforme territoriale de la loi NOTRe, Nouvelle Organisation Territoriale de la République, novembre 2014) qui permet de comprendre les logiques régionales, principalement économiques.

    • Vincent ADOUMIE (dir), Géographie de la France, Hachette supérieur, 2015 (nouvelle édition)

      Plus général, à l'échelle de la France : géohistoire, population et économie. Puis la France est découpée en 6 régions (Paris + Bassin parisien ; Nord et Est ; Lyon et ses périphéries ; les Midis ; Ouest atlantique ; Outre-mer). Enfin, un chapitre sur la France dans le monde.

    • Magali REGHEZZA-ZITT, La France dans ses territoires, Sedes, 2012

      A l'échelle de la France, mais avec de nombreux croquis à d'autres échelles, autour de cette notion de territoire.

    • Yves COLOMBEL et Daniel OSTER, La France, Territoires et aménagement face à la mondialisation, Nathan, 2014.

      Très riche aussi, sous l'angle des mutations actuelles du territoire, notamment par l'aménagement des territoires. On y retrouve la géohistoire, la démographie, le fait urbain, les espaces ruraux, littoraux, agricoles, de montagne, mais aussi les activités de transport, industrie, tourisme et l'outre-mer. Nombreuses cartes.

 

  • Le document nous invite aussi à penser le sujet autour des points suivants :

    • Il faut penser à étudier des territoires, notamment comment sont produits ces territoires : pensez donc aux acteurs, aux conflits, aux représentations, …

    • Il faut penser le sujet autour des dynamiques propres de ces territoires. Ces territoires vécus doivent donc être observés avec du recul. Pensez à décentrer votre regard, à prendre de la hauteur sur ce qui est décrit pour mieux l'analyser.

    • Le document nous donne une définition du sujet autour des points suivants :

      • l'idée de rupture … et d'association ;

      • la nécessité de penser à des seuils : à quel moment entre-t-on dans une marge ?

      • La marge comme espace d'exclusion et de création ;

      • la nécessité de penser à des temporalités : la géographie n'est pas une discipline figée dans l'instant. Il faut penser les marges avec des éléments du passé et des projets, des évolutions inhérentes à la marge ou venues de l'extérieur.

      • La nécessité absolue de penser le sujet à plusieurs échelles : France, Union Européenne, monde, régions, local, micro-local.

    • Les marges sont aussi à penser comme des espaces habités, ce qui replace ce sujet dans les logiques actuelles de la géographie scientifique comme de la géographie scolaire dominées par la phénoménologie et l'importance de la géographie sociale. Il faut donc tenir compte des représentations, des enjeux d'aménagement ou des processus socio-spatiaux (comme la ségrégation).

    • Enfin, ce sujet pose la question des acteurs de ces choix, de ces situations géographiques, de ces territoires et espaces en marge.

 

  • Tout cela nous ramène à rappeler que ce sujet sur la France des marges n'est pas un sujet sur les marges en France, dans le sens où il faut bien partir des territoires et que la France reste le premier de ceux-ci. De plus, il ne faut pas perdre de vue que cette étude, comme il est écrit dans derniers paragraphes, reste une étude la plus subjective possible : il faut donc avoir prendre du recul sur les représentations, sur les discours d'acteurs, sur les analyses ou sur les logiques spatiales en jeu. La meilleure manière de le faire, c'est d'avoir le plus de connaissances possibles sur ce sujet.

 

  • Enfin, élément non écrit dans ce document, il est essentiel d'accompagner sa réflexion et ses connaissances par un travail cartographique à plusieurs échelles : les croquis restent essentiels dans la présentation et l'analyse de ces territoires de la France des marges.

 

4- La France des marges dans les programmes scolaires de 2015

 

La France des marges : tentative de définition du sujet
La France des marges : tentative de définition du sujet
La France des marges : tentative de définition du sujet
La France des marges : tentative de définition du sujet
La France des marges : tentative de définition du sujet
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E
Merci beaucoup pour votre article qui éclaire très bien le sujet et pour tous les exemples donnés qui complètent parfois des manuels très lacunaires en la matière.
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J
Monsieur, je ne peux que vous remercier pour l'ensemble de votre oeuvre, autant dédiée à la vulgarisation de savoirs scientifiques qu'à la valorisation de candidats à ces ambitieux concours que sont le Capes et l'agrégation.
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É
Monsieur, étudiant et agrégatif cette année, je vous remercie infiniment pour ces réflexions intéressantes et utiles. Vous réussissez ce tour de force de clarifier une notion foncièrement complexe.
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