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Geobunnik

Le blog d'un enseignant qui prépare au CAPES et au CRPE en géographie à l'ESPE de Corse à Ajaccio et Corte.

Pierre Veltz, la société hyper-industrielle

Publié le 1 Mars 2017 par geobunnik in epistemologie de la géographie, La France : mutation des espaces produtifs

Pierre Veltz, la société hyper-industrielle, La République des idées, Seuil, 2017

Ah ! Prendre du recul sur le monde qui nous environne, ce Monde qui nous semble si complexe, sur cette industrie que l'on nous a présentée comme inutile dans les années Sarkozy (vive le modèle métropolitain de Londres!) et comme moribonde dans les années Hollande (désindustrialisation, réindustrialisation, chromage et crise), sur ces nouveaux héros de l'économie (que l'on appelle nouvelle depuis si longtemps). Merci à Pierre Veltz qui utilise ses outils de sociologue pour éclairer ce sujet d'une lumière vive et juste sur la mondialisation actuelle et les transformations de nos sociétés à l'heure où nous aurions pu penser que nous sortions de l'ère industrielle.

En effet, l'idée centrale de Pierre Veltz est de montrer que nous ne sommes pas dans des sociétés désindustrialisées ou post-industrielles. Au contraire nous dit-il, nous sommes dans un nouvel âge du temps industriel marqué non pas par un recul mais par une série de mutations qui font que notre monde devenu post-fordiste est surtout hyper-industriel. Une économie marquée par une industrie très présente dans le monde (et non plus qu'en Occident) grâce principalement à l'association de cette industrie aux technologies de l'information et des télécommunications.

 

Cet ouvrage se découpe en 9 chapitres qui se scindent en deux temps :

La première partie du livre (les chapitres un à cinq) servent à expliquer la situation, à la présenter selon ses jeux d'acteurs, ses logiques de fonctionnement, ses jeux d'échelle.

  • Première logique à prendre en compte pour lire les logiques industrielles, celle de l'échelle de l'économie actuelle (rien de neuf), celle du monde.

  • Deuxième élément majeur à regarder, celui de l'association profonde et féconde entre l'industrie et les services. On le sait, la classification de Colin Clark (Primaire / Secondaire / Tertiaire), très utile dans un monde fordiste, n'est plus opératoire. Il faut penser l'industrie à travers des logiques d'externalisation (qui a fait fondre les effectifs des entreprises industrielles au profit d'entreprises de services sous-traitantes ou non et toujours très liées à ces industries : souvenez vous du plan Power 8 d'Airbus en 2007), des logiques de flexibilité (importance de l'emploi en intérim, des sous-traitants : voyez le fonctionnement de l'industrie informatique), de la recherche de qualité (qui nécessite un partage d'informations entre opérateurs divers : le toyotisme), de l'imposition de normes à des échelles nationales, continentales, voire mondiales (un enjeu fort des négociations des traités de libre-échange) Ces transformations du cycle (ou des chaînes de valeur globales) de production ont ainsi changé en profondeur les produits que nous consommons (voiture, avion, maison, téléphone, taxi, tourisme, …) sans que nous nous en rendions compte.

  • Troisième élément fort, l'usage dans les modes de production de robots, automates, de la numérisation qui ne peuvent fonctionner qu'en réseau : les usines (mais cela vaut aussi pour l'agriculture, la construction, le services) sont désormais intégrées dans des réseaux complexes et fluctuants. Ces réseaux étant soumis à deux logiques : celle de l'accès à l'information et celle de la plateforme, nouvelle forme industrielle, commerciale, sociale. Un système ouvert (et non plus fermé comme l'était l'usine) où « la valeur est créée du côté de l'offre par la mobilisation d'une multitude de contributeurs n'appartenant pas à la firme plateforme et du côté d la demande par les interactions avec les utilisateurs et les masses de données recueillies sur ces utilisateurs lors des échanges » (les fameuses big data) [page 46]

  • Quatrième élément à retenir, la possibilité pour les entreprises de jouer avec les échelles. Pierre Veltz parle ainsi de la « scalabilité » comme une capacité de monter en échelle rapidement (page 47). Se pose alors la question des emplois dans ces jeux d'échelles : si certains sont visibles (des « emplois de front »), d'autres sont cachés, mal payés (« des emplois de l'arrière »), mais ces emplois sont aussi soumis à des logiques scalaires : certains sont nomades (les mieux payés, les plus qualifiés, ceux qui sont porteurs de croissance) mais les autres (moins payés, très localisés) sont sédentaires. Les entrepreneurs le savent et jouent avec ces deux logiques.

  • Cinquième élément notable, notre relation aux produits ont changé : ces produits sont connectés, deviennent des produits-services qui ne proposent plus uniquement du « solide », mais qui sont porteurs de messages, d'images (ou représentations) qui dépassent parfois la réalité intrinsèque du produit (comme les produits Apple). Des produits qui intègrent des algorithmes complexes, qui peuvent être aussi issus de logiques communautaires dans leur processus d'élaboration ou de fabrication.

 

La deuxième partie se base sur ces constats pour montrer les conséquences spatiales de ces choix d'acteurs, de société. Ces logiques sont assez bien connues :

  • On est passé d'un monde en strates (le premier monde industriel) à un monde en réseau qui s'organise autour de pôles urbains, côtiers, universitaires, connectés, ce que nous appelons depuis les travaux de Saskia Sassen des « global cities », des métropoles.

  • Ce monde est très fractionné : les chaînes de valeur globales nées à partir des années 1990 grâce à l'Internet et au dégroupage organisationnel forment des espaces de production plus vastes, fragmentés, complexes, concurrentiels.

  • Ce monde est aussi extrêmement polarisé autour de trois grands types de pôles qui organisent ces réseaux :

    • des économies d'enclaves (mines, ports, bases militaires, serveurs, …)

    • des districts industriels spécialisés (les clusters chers à Marshall)

    • des grandes métropoles multi-sectorielles

    Ces pôles bien connectés sont aussi des hubs qui organisent des écosystèmes ouverts, collectifs, multisectioriels dans lesquels le partage se combine avec un mélange de concurrence et de compétition, ce que Pierre Veltz appelle la coopétition.

    Ce système hyper-industriel est donc marqué par une hyper-concentration dans des métropoles qui peuvent apparaître pour certains en décrochage en lien avec les territoires périphériques mais qui gardent des liens forts avec ces territoires.

 

La conclusion vise à montrer (mais on est pas obligé d'y souscrire) que dans ce système hyper-industriel mondial, la France dispose d'atouts non négligeables : un territoire à la bonne échelle, bien organisé grâce au TGV et un réseau de métropoles ouvertes sur l'Europe, un territoire considéré comme équilibré. Reste à savoir si ces conditions seront suffisantes.

 

Que retenir de cet ouvrage ?

  • Que les changements économiques et techniques de ces trente ou quarante dernières années (un temps relativement long, il ne faut pas l'oublier) ont des effets spatiaux très forts : polarisation forte organisée autour de hubs de plus en plus puissants (et qui se renforcent non pas les uns contre les autres mais les uns avec les autres aux dépends des lieux et territoires plus faibles ou moins bien placés). Une mise en réseau de plus en plus complexe de l'appareil productif (mais cela vaut pour de nombreux pans de la société : culture, services, gestion financière, etc).

  • Que ces changements ont provoqué des ruptures nouvelles, des frontières nouvelles non plus entre États mais dans les États entre les territoires reliés et les autres ; des frontières dans le monde entre ces pôles et les autres territoires, ce que Pierre Veltz appelle la fragmentation (chapitre 7). Les territoires qui s'en sortent le mieux sont alors ceux qui arrivent à associer compétition et coopération, sur le modèle des clusters, silicon Valley ou encore troisième Italie. Pierre Veltz parle alors de « coopétition ».

  • Que ces ruptures ne font pas disparaître les territoires, mais qu'ils imposent aux forces politiques (donc aux citoyens) de réfléchir à des nouvelles relations à nouer entre ces pôles bien connectés entre eux et leur environnement proche, celui qui leur offre des employés, des aménités plus ou moins positives, un support de puissance ou de faiblesse (selon l'environnement politique, social, physique).

 

Il faut donc faire évoluer nos représentations du Monde actuel, ici au point de vue économique, pour que nos pratiques (issues de choix politiques avant d'être économiques, mais les deux sont liés) soient le plus conformes à la réalité d'aujourd'hui et aux incertitudes à venir (démondialisation ? Poutinisation ? Trumpisation ? … je laisse le choix aux journalistes de choisir une fin plus ou moins vendeuse et personnifiée).

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