Voici un ouvrage très utile pour tous celles et ceux qui enseignent ou qui se destinent au métier d'enseignant, mais aussi à toutes les personnes qui s'intéressent aux représentations qu'une société peut porter sur un territoire. David Bédouret a transcrit ici sa recherche de thèse (soutenue en 2012) pour la rendre accessible au plus grand nombre. C'est une réussite. Son idée forte est de montrer que les manuels, porteurs de représentations et de clichés, influencent la manière dont les enseignant.e.s ont de penser et de se représenter le continent africain, même si ces dernières et derniers savent prendre du recul sur les discours portés par les manuels. Il s'est donc intéressé à ce que les didacticiens appellent le curriculum prescrit.
Pour cela, David Bedouret part des représentations portées sur l'Afrique qui, selon ses recherches, sont encore de nos jours marquées par un imaginaire colonial et orientaliste, un continent construit par les européens, un orient périphérique. Pour cela, dans une optique postcoloniale assumée, il a analysé les manuels scolaires des éditions Hachette et Nathan des années 1950 à nos jours.
La première partie de cet ouvrage sur les représentations portées par les manuels scolaires sur les territoires ruraux d'Afrique vise à analyser les représentations présentes dans ces manuels autour de quatre thèmes que l'on y trouve : une nature « entre enfer et éden » dans laquelle les sociétés passent d'un statut de dominées par cette nature (vision déterministe) à un statut de dominants d'abord de manière positive (vision développementaliste, tiers-mondiste) puis de manière négative en associant alors l'action humaine à la déforestation et à la désertification. Le troisième thème est celui des villages présentés par les manuels d'abord comme des lieux de pauvreté, primitifs, puis progressivement montrés comme organisés mais de manière anarchique, souvent peu ou faiblement connecté à la ville. Dernier thème, celui des terres agricoles qui donne à voir une agriculture quasi-exclusivement archaïque dans les années 1950-1960 mais qui porte un discours plus complexe par la suite se bornant toutefois à une vision binaire ou ternaire d'une agriculture soit archaïque, soit de plantation (tantôt vue comme positive, tantôt non), soit encore d'une agriculture spéculative commerciale. Le tout portant toujours un regard négatif les agriculteurs africains qui ne seraient pas capables d'innovation ou de s'intégrer dans des logiques modernes.
Cette grille de lecture nous permet de voir comment le discours des manuels scolaires, tout en évoluant, reste marqué par l'idée que les espaces ruraux d'Afrique seraient immuables, une sorte d'isolat vierge et pure qui a pu se transformer grâce à l'action humaine des Européens.
Cette première partie se termine par une analyse de cet imaginaire dans le cadre de la société française des années 1950 à nos jours afin de montrer que ces manuels sont porteurs de clichés et de stéréotypes qui ne leur sont pas propres. Les manuels sont toujours produits dans des contextes particuliers : temps de la colonisation, décolonisation et tiers-mondisme, tournant médiatique des années 1970-80, néocolonialisme toujours tenace ou encore fascination répulsive actuelle envers un continent toujours mal connu par les occidentaux.
Ce que je retiens de cette première partie, c'est d'abord qu'elle nous est utile pour réfléchir à nos propres représentations sur des espaces et des territoires de l'Autre. Si les sciences humaines nous invitent à penser l'altérité et le rapport à l'Autre, ces dernières sont aussi utiles pour prendre du recul sur nos propres représentations et nos pratiques. Ainsi, David Bédouret nous rappelle que dans la société, la géographie, la géographie scolaire et les manuels scolaires se sont succédés plusieurs paradigmes : le paradigme colonial qui montrait une Afrique rurale éloignée de notre monde et qu'il fallait moderniser par les outils européens ; le paradigme tiers-mondiste et développementaliste plus ou moins marxiste des années 1970-1980 qui faisait de l'Afrique rurale un monde plein de promesses ; et le paradigme actuel, durabiliste et pessimiste qui voit dans ces territoires un réservoir de risques sanitaires, sociaux, politiques ou environnementaux.
Ces changements sont complexes et multiples. J'ai essayé de les synthétiser dans ce tableau :
La deuxième partie est tout autant intéressante pour qui utilise les manuels scolaires ou prépare les oraux du Capes. La grille de lecture de David Bédouret est très utile. Il nous rappelle, à la suite des travaux de Pascal Clerc et de Daniel Niclot, que le manuel scolaire est le produit d'un système auto-référencé complexe, issu des savoirs universitaires (la géographie savante), d'une demande institutionnelle (le programme officiel), de la société à travers le système médiatique, de demandes spécifiques des enseignant.e.s (plus de savoirs ? Plus de documents ? Un outil?) mais aussi (et surtout?) d'un système économique, celui des éditeurs. Ce système poussant les manuels à un certain conformisme, à une prise de risque minime et à une simplification dans ce « kaléidoscope » ou « puzzle » qu'est un manuel scolaire. Comme il est rappelé page 121, on est passé « d'un manuel dépositaire d'un savoir à transmettre où le cours domine » … « petit à petit à un manuel médiateur qui doit permettre de construire les connaissances. »
Cette simplification des discours et des représentations ne s'explique pas par une simplification des programmes (dont l'auteur nous rappelle les mécanismes complexes de création) mais plutôt par un discours produit par les manuels qui se réduit : la part de l'écrit diminue dans les manuels. Cette évolution amenant également à faire des territoires ruraux d'Afrique des espaces métonymiques (pour lesquels un territoire ou un espace = une idée, une représentation). Le tout aboutissant, ceux qui regardent les manuels avec un regard critique le savent déjà, à une accumulation de « lieux symboliques qui ne sont que des clichés, des mythes, ou tout du moins, un imagier sélectif pourvoyeur de stéréotypes. » (p. 87).
De la même manière, l'accroissement de la partie iconographique renforce les clichés et représentations spécifiques, pas tant par le choix des images mais surtout par leur imagement (c'est à dire leur agencement ainsi que par leur succession qui diffusent elles aussi un discours). La répétition de photographies sur les mêmes thèmes aboutissant là encore à une déformation de la réalité par effet de grossissement et effet d'omission (p. 96).
Pour David Bédouret, ce qui est donné à lire dans les blocs textuel, iconographique et avec les organisateurs structurels (titres, chapeaux, …) c'est un discours fragmenté, parcellisé.
De même, sur le fond, et c'est certainement ce qui est le plus inquiétant, le discours en se simplifiant continue de diffuser certaines représentations exotico-coloniales récurrentes : le discours est plutôt fermé, normatif et aboutit souvent à des descriptions péremptoires peu nuancées (encore de nos jours) ; il est aussi propice à une dévalorisation quasi constante des habitants des espaces ruraux d'Afrique. Un dévalorisation visible dans les choix des adjectifs, par des exagérations. Ce discours diffuse enfin l'idée d'immuabilité de ces espaces. Ces dernier étant de plus en plus associés à un catastrophisme ambiant, notamment par l'usage de documents issus de la presse écrite focalisant plus sur les catastrophes.
Une troisième partie tout aussi intéressante montre comment ces représentations sont reçues par les élèves. Après avoir étudié le curriculum prescrit, c'est donc à la compréhension du curriculum réel (celui qui est réellement enseigné) et au curriculum caché (ce qui reste et qui est diffusé de manière inconsciente ou consciente) que s'est attaché l'auteur. Par un travail d'enquête dans des écoles primaires, des collèges et des lycées, David Bédouret nous montre comment les représentations sur les espaces ruraux d'Afrique se construisent. Ainsi, alors que les demandes institutionnelles visent à promouvoir l'altérité et une meilleure compréhension du monde dans sa diversité, les manuels proposent plus « une combinaison d'espaces métonymiques » (p. 128) qu'une réflexion sur l'altérité, une « réduction du monde, invitant à un regard négatif et dépréciatif » (p. 131).
Il est donc très intéressant de lire les dernières pages sur les représentations des élèves en cours de scolarité. Pour David Bédouret, l'école, le collège et le lycée sont des moments où se met en place une « fascination répulsive » (p. 133). D'une Afrique rurale pauvre, exotique dans laquelle les humains vivraient en harmonie avec la nature (CM1-CM2), on passe à une Afrique moribonde chez les élèves de 5°, puis à un discours plus complexe en 2de, associant misérabilisme et aspects plus positifs, aboutissant donc à cette association fascination – répulsion.
Le plus intéressant est peut-être le regard de jeunes lycéens des établissements français d'Afrique (Kenya, Sénégal, Tchad et Togo). Celui-ci est en fait très proche de celui des lycéens de France. Cela est expliqué par la même distance qui sépare nos élèves européens de ces élèves, le même habitus lié plus à l'appartenance à un groupe social qu'à une proximité métrique.
De même, le discours des enseignant.e.s est aussi analysé. Il en a rencontré de trois types : une restitution des connaissances utilisées en classe ; un imaginaire médiatique ; et une émotion et un ressenti sous forme d'images furtives. (p. 142). A ce propos, il est intéressant de voir que même chez les plus jeunes, malgré un volonté de propager un discours plus positif, les mêmes stéréotypes éculés restent.