Drôle d'idée penserez vous d'exhumer un texte de 1977 pour évoquer l'Inde contemporaine. Pourtant, si vous lisez ce livre écrit il y a près de 40 ans par celui qui deviendra prix Nobel en 2001, vous aurez dans vos mains plusieurs clés pour comprendre l'Inde actuelle.
- Première clé : l'histoire contemporaine de l'Union Indienne qui commence à l'indépendance de 1947 peut être découpée en trois temps, trois périodes nettes :
- le temps de la lutte pour l'indépendance et des premières années de l'indépendance, lié à Gandhi et à ses errements politiques (dénoncés par Naipaul) et celui de Nehru ;
- le temps de la deuxième génération, des héritiers au sens propre comme au sens figuré : Indira Gandhi, fille de Nehru et ses enfants, un temps qui semble se cristalliser autour de cette période de l'état d'urgence (1975-1977) ;
- enfin, le troisième temps n'est pas décrit dans le livre, c'est celui de la libéralisation économique appliquée en Inde depuis le milieu des années 1990 et actuellement liée au nationalisme renforcé du BJP, parti au pouvoir de nos jours.
- Deuxième clé : les indiens d'hier comme ceux d'aujourd'hui sont marqués par un besoin de se situer dans le temps long, celui des civilisations. Une question récurrente qui sort des entretiens qui ont permis la rédaction de ce livre-reportage est celle de la relation des indiens au changement, au modernisme. VS Naipaul se pose la question de l'éternité de l'Inde (ou de sa capacité à être éternelle, son « éternalité » ?) et montre combien les indiens se posent la question de leur identité ou leur indianité (pas celle des indiens d'Amérique, mais l'hindutva, liée à l’hindouisme, celui des pratiques religieuses et des modes de vie).
- Troisième clé, celle de la relation des indiens « du dedans » aux indiens « du dehors » : les NRI, Non Resident Indians, ou indiens né en Inde mais vivant à l'étranger mais aussi les indiens de la diaspora, comme V.S. Naipaul, qui a né et a grandi à Trinidad … lisez les autres ouvrages de Naipaul pour comprendre ce monde indien de la diaspora.
- Quatrième clé, celle des relations sociales difficiles entre les différentes catégories sociales ou plutôt les castes (ou plus précisément les jati, les groupes sociaux et ethniques) ainsi que la violence des rapports de classe qui existent en Inde en 1977 (ont-ils vraiment changé aujourd'hui ?). L'auteur décrit ainsi une visite édifiante dans un village du plateau du Deccan (à quelques kilomètres au sud-est de Puna, précise-t-il) dans lequel les rapports sociaux sont restés proches de ceux du servage. Il rappelle aussi combien les jatis restent fondés sur des couleurs de peau.
- Cinquième entrée (fugace mais sous-tendue dans le livre), celle de la « plus grande démocratie du monde », alors qu'en 1977 le pays connaît une période d'état d'urgence lié à une suspicion de fraude électorale par Indira Gandhi, alors première ministre. VS Naipaul se fourvoie un peu en minimisant le rôle des naxalites (« ce mouvement n'existe plus », écrit-il)
- Sixième clé, celle de Bombay, telle qu'elle s'appelait encore, ville d'accueil des ruraux, ville des contrastes sociaux (il n'utilise pas le terme de mégapole, mais c'est cela), ville des pauvres vivants dans des chawls (immeuble dortoir divisé en studios donnant sur la couloir dans lesquels vivent une personne, une famille) ou dans des bidonvilles. Mais aussi ville des riches et des intellectuels qui ne semblent pas la comprendre.
Évidemment, vous n'y trouverez rien sur l'émergence ou sur la géopolitique actuelle … pour ça, écoutez vos profs ou lisez l'ouvrage d'Olivier GUILLARD aux PUF (Géopolitique de l'Inde – le rêve brisé de l'unité, 2012). De même, on pourra passer les quelques pages du chapitre 6, critique amère du modernisme et d'un manque d’acuité des intellectuels indiens selon V.S. Naipaul.