par Jacques Lévy (direction) et le laboratoire Choros
Si vous cherchez à comprendre quels ont été les changements politiques et sociaux de ces vingt-cinq dernières années en France, cet atlas est fait pour vous. Voici un travail de réflexivité sur cette série d'évolutions quasi imperceptibles qui a bouleversé la société française en un quart de siècle.
Si vous êtes habitué(e) aux travaux des sociologues, vous ne serez pas surpris(e) : d'Henri Mendras (La fin des paysans, 1967) et Edgar Morin (et son expérience de Plozévet dans La métamorphose de Plodémet, 1967) à Jean-Pierre Le Goff (La fin du village, une histoire française, 2017) ceux-ci se sont attelés à décrire et expliquer ces évolutions imperceptibles sur des temps assez longs (une génération ou deux).
De même, si vous vous intéressez à la politique électorale et à la géopolitique interne, vous trouverez un ouvrage dans la lignée de ceux d'André Siegfried ou Michel Bussi qui se sont intéressés à décrypter les raisons des votes et leurs origines.
Enfin, si vous aimez regarder la France sous un autre regard, celui d'une cartographie originale basée non pas sur un fond de carte classique (euclidien) mais sur le principe de l'anamorphose (des cartogrammes), vous serez servi(e).

En fait, cet atlas semble répondre à un triple pari difficile décrits dès l'introduction :
- celui de proposer une cartographie accessible et facilement lisible afin de rendre l'analyse plus efficace afin de rendre à la carte son rôle majeur, celui d'un outil d'analyse avant tout ;
- celui de faire le point sur ces mutations profondes et discrètes, principalement celle la relation des français à l'espace : un espace nouveau, plus mobile, plus éclaté aussi (même si cette dernière dimension apparaît trop peu à mon goût dans l'atlas : quid du rôle des réseaux sociaux et de ces bulles qui se construisent autour de chaque personne et de chaque téléphone portable ?)
- celui, surtout, de faire une géographie totale, qui vise à connecter « différentes réalités politiques, sociologiques, économiques et culturelles, parfois étudiées séparément mais rarement ensemble » (une définition du travail de recherche géographique basé sur la synthèse pour Jacques Lévy?)
Cet ouvrage est découpé en cinq parties inégales en longueur (entre 13 et 23 pages) toutes aussi intéressantes.
La première, « 1992, une nouvelle France » vise à poser le décor général : des limites de temps (1992-2017) et d'espace : la France, l'Europe et le monde (occidental). Les limites temporelles sont politiques : le vote du référendum visant à approuver le traité de Maastricht (et cette relation ambivalente à l'Union Européenne des français : à la fois « on y va » et « mais pas forcément dans l'ultra libéralisme proposé »). La borne finale étant celle de les élections présidentielles et législatives de 2017.
Le point de départ de cette analyse est donc celui d'une élection mettant en évidence une double évidence : d'une part la particularité du vote péri-urbain et d'autre part la montée du vote pour le Front National dans ces territoires marqués par l'isolement choisi ou subi de leurs habitants. Une analyse assez classique dans les travaux de Jacques Lévy qui est ici élargie à d'autres pays européens ou nord-américain.
La deuxième partie « Manières d'habiter » propose de réfléchir à notre fameux modèle français et à l'évolution de notre relation à l'altérité (proche ou lointaine). On y voit comment nos choix en matière de logement (collectif / individuel), de famille, de mobilités, de scolarisation des enfants, de mode de revenus, d'investissement dans le domaine de la santé produisent différentes modes d'habiter.
Classiquement, l'atlas reprend le découpage proposé par Jacques Donzelot (La France à trois vitesses) pour montrer comment « l'anneau des seigneurs » , cet anneau péri-urbain riche, coupe l'espace urbain en trois : un centre-ville toujours mixte (malgré la représentation que l'on en a), cet anneau qui concentre les riches et les puissants, et les territoires péri-urbains fragmentés dans lesquels le gradient d'urbanité diminue fortement.
On le voit, le propos est donc de nous faire réfléchir à notre manière de gérer (ou non) la manière de vivre ensemble, la mixité sociale et ethnique, la place des pauvres dans les villes (moins visibles mais plus nombreux dans les centres … une relecture scientifique du Meilleur des mondes d'Huxley écrit en 1932 … dans le sud de la France ?)
Dans la troisième partie, « Développement et justice », les auteurs tentent un travail de découpage et de décryptage stimulants de la société française :
- en divers groupes aux noms un peu trop neutres : groupe inférieur / moyen / supérieur / les fonctionnaires. L'intérêt de ces groupes n'est pas le découpage en soi, mais de réfléchir au rôle et aux capacités d'actions de ceux-ci dans les choix politiques. De même, il est rassurant de lire que les classes sociales n'ont finalement pas disparues, même si nous nous rendons compte que les classes populaires ne sont plus aussi unies qu'il y a 30 ou 50 ans et que les classes dominantes ont au contraire tendance à se renforcer. Ces groupes sont alors localisés grâce à plusieurs indicateurs successifs (le taux d'emploi, la présence de la « classe créative », la localisation de l'économie résidentielle).
- à travers l'importance du système redistributif français (déjà expliqué dans les travaux de Laurent Davezies) qui, selon Jacques Lévy aboutit à une meilleure égalité entre territoires (régionaux) au prix d'une hausse des inégalités entre individus dans ces territoires (donc à l'échelle locale).
- en diverses régions, dans ce jeu qu'affectionnent les géographes depuis Paul Vidal de la Blache, celui du découpage de la France en régions. Après avoir critiqué le récent découpage (2014-2015), Jacques Lévy et ses co-rédacteurs proposent une autre manière d'organiser le territoire français à partir de deux échelons, un local, celui de la vie quotidienne, appelé « pays » (tiens, ça me rappelle un certain Paul VdB) et l'autre régional (même souvenir de Vdb), celui de l'espace biographique. Un découpage en coquilles (relisez A. Moles et E. Rohmer, Psychologie de l'espace) en quelque sorte (même s'il n'en reste plus que 4 : locale / régionale / nationale / mondiale : il manque l'intime, l'individuelle et la personnelle, celle de la rue, du quartier). Ce découpage repose sur le postulat cher à Jacques Lévy que la France est devenu un territoire quasi exclusivement urbain et qu'il faut donc s'appuyer sur cette armature urbaine, sur les réseaux urbains et sur l'activité productive pour déterminer ces pays et ces régions. Ces « ressources objectives » (page 62) sont donc discutables, le terme peut être trompeur (si la taille d'une ville et sa mise en réseau peuvent être mesurées, les notions intègrent tout de même une forte subjectivité liées à la nature de la ville, ses fonctions, son fonctionnement, son administration, … tout comme la nature des réseaux reste très subjective : le regard de Nancy sur Metz, de Nice sur Menton ou de Pau sur Tarbes sont difficilement chiffrables). Le découpage intègre aussi des « ressources subjectives », comme la mémoire ou (le sentiment d') l'identité, des éléments en (re)construction permanentes.
Ce découpage propose donc une vision urbano-centrée de la France autour de quelques métropoles et de territoires hérités (comme cette Lotharingie) … intégrant certainement une part d'histoire très forte. L'intérêt de ce découpage régional est de nous forcer à réfléchir non plus aux centres métropolitains mais aux limites, aux franges de ces territoires : comment décider dans quelle régions placer ces espaces marginaux ? qui peut le décider ? et enfin ce découpage ne pouvant qu'être temporaire (comme tout découpage), comment ces marges pourraient-elles changer de région ?
Ce découpage ne semble pas répondre à la question de départ, celle du vire-ensemble et de la gestion de l'altérité à l'échelle locale : réduirait-il les fractures françaises internes ? Permettrait-il une plus grande mixité et un rapport à l'altérité plus simple ? Vu de Corse ou le rapport à l'altérité est parfois problématique, cela me semble un choix discutable.
En revanche, ce qui me plaît dans la logique du découpage, c'est c'est arrière pensée anarchisante qui sourd dans la géographie française actuelle : le point de départ du découpage n'est pas la région mais le « pays », entité non définissable par elle-même autrement que par une association de personnes ayant un objectif commun, le vivre ensemble ; un agrégat d'individualités réunies sur un territoire « dans lequel les différentes ressources nécessaires à la vie quotidienne se trouvent réunies » (page 63 ; reste à définir ce que sont ces ressources dans notre société si mobile).
La quatrième partie « Une France qui change dans un monde qui bouge » pose la question de la justice spatiale en France, de la place de ces territoires de la relégation que peuvent être certains quartiers de banlieue (Hélas la bonne question « les banlieues sont-elles des viviers terroristes » page 68, n'a pas de réponse : celle-ci étant très complexe et surtout pas essentialiste). Se pose aussi la question des violences dans la société française dans laquelle il ressort que les territoires les plus violents sont ceux non pas de la plus faible mixité mais ceux de l'enfermement. De plus, ces territoires qui ont connu des violences éruptives (comme en 2005) n'avaient pas comme objectif la défense de ces territoires ni la conquête d'autres territoires (comme dans les ZAD ou dans le conflit des « bonnets rouges ») mais une quête de justice socio-spatiale et un rejet des inégalités.
Cette partie permet aussi de replacer la relation à l'étranger, la place du modèle français dans le Monde.
Enfin, la dernière partie « Une révolution en marche » permet de revenir sur le titre de l'atlas. Il s'agit dans ces dernières pages de réfléchir aux logiques électorales qui ont aboutit à l'élection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République : un éclatement de l'offre et de la demande électorale autour de pôles forts (plus ou moins d'UE ; le renouvellement des élites politiques / l'urbain et le péri-urbain / le désintérêt pour la chose politique).
Si vous êtes arrivés à la fin de ce long article, vous avez compris l'objectif de cet atlas : vous faire réfléchir et prendre du recul face aux changements politiques et sociétaux de ces vingt-cinq dernières années, dont les principaux restent notre relation à l'espace et à l'altérité. De même, vous pourrez aussi repenser à ce découpage régional et local, un mouvement permanent malgré l'illusion de structures et de frontières tangibles et durables.