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Geobunnik

Le blog d'un enseignant qui prépare au CAPES et au CRPE en géographie à l'ESPE de Corse à Ajaccio et Corte.

Saskia SASSEN, Expulsion, brutalité et complexité dans l'économie globale, NRF Essais, Gallimard, 2016.

Publié le 28 Mai 2016 par geobunnik in epistemologie de la géographie

Vous connaissez certainement Saskia Sassen pour ses écrits antérieurs, notamment ceux qui ont conceptualisé la notion de ville globale au milieu des années 1990. Cette sociologue new-yorkaise nous présente dans un nouvel essai ses réflexions sur le monde contemporain, principalement des réflexions sur l'évolution récente du capitalisme.

 

L'introduction permet de rappeler à Saskia Sassen que depuis les années 1980 le capitalisme a changé de visage. La remise en question du modèle keynésien et de l’État providence à partir des États-Unis et de la Grande Bretagne a abouti à une mondialisation libérale dans laquelle la finance a pris une place prépondérante.

Sans surprise, l'auteure pense que la financiarisation de l'économie associée à une complexification des circuits économiques et des sociétés sont à l'origine des inégalités actuelles, de la crise économico-financière de 2007-2008 et d'un processus d'exclusion d'une grande partie des populations mondiales. Sa lecture systémique du capitalisme actuel la pousse fort justement à expliquer que ce processus d'expulsion est un processus complexe qui se joue à plusieurs échelles. Un processus que l'on peut relier à l'exclusion par le droit, par l'argent mais aussi une expulsion par l'exode rural vers des territoires de l'exclusion, les bidonvilles. Enfin, ce processus est aussi lié à la technique à travers l'exploitation prédatrice de la nature que le financiarisation de l'économie a permise (à travers la titrisation de nombreuses entités autrefois communes : forêt, eau, sous-sol, biens publics, …). Enfin, ces expulsions peuvent être liées à des réalités géopolitiques (guerre, conflit).

La riche introduction nous permet de comprendre ces enjeux, ce processus et cette complexité mâtinée de brutalité ou plutôt qui mène à une brutalité. C'est l'objectif central de Saskia Sassen qui apparaît alors : une volonté de relier des événements ou des phénomènes lointains pour faire émerger des « tendances systémiques émergentes » qui peuvent dépasser notre interprétation habituelle.

Enfin, cette longue introduction permet de poser la question du rapport du capitalisme à l'environnement et à l'espace. Les opprimés, toujours présents, ont été expulsés (ou sont en cours d’expulsion) des territoires productifs naturels et sont aujourd'hui éclatés : s'en est fini des grandes concentrations ouvrières (est-ce vraiment le cas ?). De même, le groupe des dominants, des oppresseurs est lui aussi éclaté, mais relié par des réseaux complexes dont on a du mal à trouver la tête ou des pôles, d'autant plus qu'il n'est pas constitué uniquement de personnes physiques.

En clair, une introduction riche de 13 pages qui pose les enjeux du livre : nous sommes dans un monde en réseau (rien de nouveau dans le ciel de Saskia Sassen ou des géographes) marqué par la hausse des ségrégations qui mènent souvent à des expulsions. Hélas, la suite du livre est décevante : si la démonstration reste pertinente,, si le processus est bien décrypté et nous permet de comprendre les logiques du capitalisme actuel, il manque dans cet ouvrage les expulsés, leurs logiques, leur regard. Encore une fois, on y lit une lecture du haut de la pyramide sociale vers le bas, loin de la lecture de Michel Agier dans Un monde de camps.

 

Cette critique ne retire rien au fait que ce livre se lise rapidement et avec plaisir. Plus qu'un livre argumenté (ce qu'il est aussi, quitte à se transformer en catalogue dans le chapitre 4 consacré aux expulsions liées à l'exploitation naturelle), c'est un livre qui pose des pistes de réflexion sur :

  • les nouvelles formes du capitalisme (je dirais plutôt un retour aux formes anciennes du capitalisme, celles du XIX° siècle) qui poussent à l'exclusion des masses.

  • Le processus d'expulsion qu'il faut voir comme un phénomène global, systémique. Pour le coup, Saskia Sassen voit juste et nous permet de bien comprendre les logiques profondes du capitalisme actuel.

  • Le processus de réduction de l'espace économique des classes moyennes et des classes inférieures de la société au profit des plus riches. Cette lecture socio-spatiale trop peu développée serait à mettre en relation avec les écrits de Michel Lussault sur la lutte des places et plus encore avec ceux de David Harvey sur le nouvel impérialisme et le lien entre géographie et capital.

  • Sa méthode de pensée qui consiste à partir de phénomènes marginaux, aux extrêmes pour en tirer des leçons sur les tendances lourdes, plus amples, souterraines.

  • Les termes, les mots du discours ambiant, notamment sur celui de croissance, un terme si utilisé aujourd'hui. Une croissance qui ne vise plus le bien être des masses (comme dans les trente glorieuses ou comme en Chine ou autres pays émergents aujourd'hui) mais le bien des classes dirigeantes (bonjour monsieur Carlos Ghosn). Une croissance qui vise à expulser, ou si j'ose la métaphore médicale à expectorer les pauvres des cœurs ou des zones à exploiter.

  • Sur la brutalité enfin, une brutalité qui nous ramène aux belles heures du capitalisme sauvage des années 1850-1940.

 

Ce regard critique sur le capitalisme se fait en quatre chapitres. Le premier traite du processus global d'expulsion dans les pays riches (le nord global) comme dans les pays pauvres (le sud global), qualifiés d'économies déclinantes. Il permet à Saskia Sassen de replacer son sujet d'étude dans une temps plus long (depuis 1945) pour dénoncer la hausse des inégalités à différentes échelles autour de l'exemple des États-Unis principalement. On y trouvera une amorce de réflexion très intéressante sur le rôle des algorithmes dans le changement économique des années 1980 à l'heure ou Google et autres algorithmes tendent à nous aider dans notre quotidien ...

On y trouve aussi une réflexion plus ancienne sur le rôle des prisons et des déplacés dans ce processus d'expulsion des plus pauvres, notamment aux États-Unis (prisons), au Bangladesh ou au Mozambique (lié au changement climatique).

Le chapitre deux explique comment la titrisation de la terre hors d'Europe ou d'Amérique du nord a permis une expansion du capitalisme par la création d'un marché mondial de la terre. Un processus lié à l'endettement des États pauvres des années 1980 et qui aboutit à une explusion des populations locales (autochones ou non) des terres cédées (pensez au Niger ou à la Malaisie), comme le montre le schéma ci-dessous.

Saskia SASSEN, Expulsion, brutalité et complexité dans l'économie globale, NRF Essais, Gallimard, 2016.

Un chapitre très intéressant, bien documenté qui montre bien les processus et les implications géographiques de choix d'acteurs à différentes échelles.

 

Le chapitre trois revient sur la finance et son rôle essentiel dans l'accélération de la crise de 2007 aux États-Unis notamment en expliquant le choix des banques de désolidariser, par des algorithmes complexes et des transferts tout autant complexes, la valeur réelle des biens immobiliers et l'hypothèque. Une crise qui a permis l'expulsion en masse de populations des classes moyennes appauvries ou des classes populaires … celles qui avaient besoin de l'hypothèque pour emprunter.

 

Enfin, le chapitre 4 se pose comme un catalogue édifiant de cette même logique financière rapportée à l'exploitation de l'environnement sur terre comme sur mer.

 

Donc, un livre qui se lit vite et bien, qui pose de bonnes pistes de réflexion (sur le rôle des algorithmes dans notre économie, sur la complexité des processus d'expulsion, sur le discours ambiant, …) mais qui m'a laissé sur ma faim. Au delà d'un manque de carte et d'une lecture parfois trop centrée sur les États-Unis, on aurait pu attendre d'un tel ouvrage des pistes de réflexion sur un contre-projet, notamment sur une gestion globale de ces enjeux. Il me semble que le capitalisme sauvage des années 1850-1940 a été jugulé par des actions de masse issues du peuple à l'échelle nationale avec plus ou moins de succès selon les pays. Dans les pays européens où l’État nation a connu une forme plus aboutie, les populations les plus pauvres ont été les mieux protégées entre 1945 et 1980-90. Aujourd'hui, le mouvement est à l'affaiblissement de cette structure étatique au profit des régions, des FTN et des dirigeants mondiaux autoproclamés (G7-G8-G20, dirigeants réunis à Davos, …). Faut-il penser la lutte des classes à l'échelle mondiale et la régulation économique à l'échelle mondiale ? Si oui, quels moyens avons nous pour réaliser cela ? Sur quels réseaux, quels territoires, quels discours ?

 

 

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