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Geobunnik

Le blog d'un enseignant qui prépare au CAPES et au CRPE en géographie à l'ESPE de Corse à Ajaccio et Corte.

Anne-Laure Amilhat-Szary, Qu'est-ce qu'une frontière aujourd'hui ?

Publié le 1 Juin 2016 par geobunnik in epistemologie de la géographie

A priori, quoi de neuf sur nos frontières ? Nous avons grandi dans un monde où l'on nous a expliqué que les frontières étaient stables, durables et liénaires. Or voilà que depuis 10-15 ans, nous nous rendons compte que tout cela est faux. L'actuelle vague de fond qui tend à questionner la pertinence de l’État nation soit par le haut (mondialisation des élites, essor du libre échange), soit par l'ensemble de la société (régression de l'idée de bien commun, montée de l'individualisme, déclin des idéologies politiques collectives au profit des idéologies prônant l'égocentrisme) nous pousse à réfléchir à cette notion singulière et majeure qu'est la frontière. Anne Laure Amilhat-Szary, dont les travaux portent sur l'expérience de la frontière, est à même d'apporter un élément de réponse.

 

L'enjeu majeur de ce livre est de dépasser une lecture trop simple de la frontière vue comme une ligne, un trait qui sépare et qui connecte deux territoires. Certes, cette réalité existe encore car l’État reste un moteur puissant du fonctionnement du monde, de nos imaginaires et des structures sociales, mais si les frontières sont aujourd'hui de plus en plus matérialisées, elles sont aussi de plus en plus intériorisées … donc elles se déplacent avec les personnes qui vivent l'expérience de la frontière.

Comme l'auteure le rappelle, les frontières sont des « palimpsestes, manuscrits où les traces des négociations politiques et culturelles se superposent » (page 26). Ce sont donc des processus, des territoires où, à un moment donnée, des dynamiques se sont figées. Elles portent en elles une mémoire (souvenez vous des travaux de Michel Foucher sur l'horogénèse des frontières dans l'obsession des frontières en 2007) mais aussi des représentations, des pratiques et donc aussi des jeux d'acteurs (ce que l'on lit tout au long du livre).

 

Dans une première partie consacrée à l'idée de « frontière mobile », Anne Laure Amilhat-Szary rappelle que la frontière, espace instable, est devenue très complexe depuis le développement de la mondialisation. Si les échanges ont été facilités par des moyens techniques bien connus désormais (conteneur, internet, numérisation, motorisation, …), ils sont aussi plus diffus et plus nombreux. Les sociétés cherchent maintenant à les filtrer, les contrôler. Les autorités cherchent à réinventer la frontière soit sous forme de murs (qui sont en fait des barbelés, des caméras, des systèmes de surveillance très coûteux), soit en trois dimensions. Ce processus nous pousse à réfléchir :

  • aux représentations cartographiques que l'on peut avoir de ces frontières qui sont devenues à la fois hypermatérialisées et diffuses

  • aux enjeux de souveraineté des États qui sont tentés de pousser leurs frontières toujours plus loin par des méthodes nouvelles, juridiques notamment (États-Unis dans les ports du monde), mais aussi plus classiquement par une présence militaire ou physique (Russie en Syrie, Chine en mer).

  • Aux enjeux de citoyenneté face à ces nouvelles formes de frontières en réseau, voire « pixelisées » (page 49, cf les travaux de D. Bigo et E. Guild), « disloquées », en nuage de points (page 54). Des frontières qui, grâce à la technologie actuelle et l'accumulation de données (les « big datas » posent l'enjeu politique de la gestion et de la protection des données pour les citoyens).

 

La deuxième partie du livre propose de réfléchir à la notion de frontière comme ressource. Une partie qui est plus classique vue du point de vue des géographes : la frontière y est décrite à la fois comme un espace de connexion, de relation (avec une idée de lier à nouveau, re-lier), d'espace tampon, bref d'espace transfrontalier. La liaison entre deux dualités politiques ou non permet à ces dyades (je cite encore Michel FOUCHER) de devenir parfois des territoires à part entière grâce à cette dualité. Cependant, à c ôté de cet aspect, Anne-Laure Amilhat-Szary reprend une partie des travaux menés depuis quelques années, notamment par Stéphane ROSIERE sur la militarisation, le durcissement et la technologisation de la frontière qui induit non seulement un coût plus important du dispositif frontalier mais aussi une élévation du coût du passage et du renvoi (ou retour) des migrants considérés comme illégaux, non bienvenus.

 

La troisième partie du livre s'intéresse aux représentations et aux pratiques des acteurs des zones frontalières, habitants ou non, autour de la notion de « frontiérité » (voir aussi l'article de Paolo Cuttitta, sur Lampedusa dans l'Espace Politique (« La « frontiérisation » de Lampedusa, comment se construit une frontière », L’Espace Politique, 25 | 2015-1 – http://espacepolitique.revues.org/3336). L'intérêt de cette notion est de réfléchir à l'expérience de la frontière, notamment celle de son franchissement, de l'expérience corporelle, sensuelle, charnelle. Une expérience souvent douloureuse qui peut mener à des blessures, des coups, des violences psychologiques mais aussi à la mort (les journaux nous le rappellent que trop souvent). Cette expérience est aussi celle de la précarité, de l'attente, du temps ralenti voire stoppé qui peut s'accélérer brutalement pour profiter d'un temps clément ou d'une ouverture fugace. Attention, ce temps entre ralenti et accélération n'est pas uniquement celui des migrants illégaux : tout passage de frontière contrôlée répond à ces temps d'attente, de file et ce temps d'accélération face au douanier. A ces temps expérimentés par le plus grand nombre, il faut ajouter celui des retours en arrière pour les passages illégaux, ce que l'on appelle le « rebordering ». Enfin, cette frontiérité, en tant qu'expérience sensible est l'occasion pour les artistes d'expérimenter, Anne-Laure Amilhat-Szary en fin de chapitre dresse une liste de ces expériences artistiques.

 

Voici donc un ouvrage riche pour comprendre ces expériences multiples de la frontière. Les représentations, les pratiques, les acteurs qui nous sont présentés montrent comment, à l'heure de la mondialisation et de l'accroissement des mobilités à l'échelle intercontinentale, les frontières sont, au delà de la simple lecture géopolitique, des espaces complexes dont la réalité est liée à de nombreuses contraintes physiques, sociales et culturelles.

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